Disciplina Clericalis

Le remaniement : chance ou malédiction de la textualité médiévale ?

IIb-bis Le remaniement : chance ou malédiction de la textualité médiévale ?

Dans le domaine de la littérature française médiévale, Jean Rychner s’est livré à une étude approfondie de ces phénomènes de remaniements. Sa Contribution à l’étude des fabliaux (1960) s’intéresse aux mutations que connaissent, au cours de leur histoire, des textes narratifs brefs de facture assez semblable à celle des exemples contenus dans les recueils que nous étudions. L’auteur distingue, dans l’histoire de la diffusion littéraire des récits, l’action des auteurs de celle des remanieurs et des diffuseurs. Il considère que la création d’un fabliau repose sur la promotion d’un conte au rang d’œuvre littéraire sous une forme poétique précise, « écrite et composée avec art, procédant d’un effort créateur individuel ». En ce sens, il fait sienne la position défendue par Per Nykrog (1957). Mais son ambition est de rendre compte, à partir de ce postulat, du manque de fixité des fabliaux. Faire l’histoire du genre et de ses productions singulières, « descendre dans la vie réelle des œuvres » (Rychner, 1960, p. 7), c’est, à ses yeux, prendre la mesure des transformations subies par les textes.

Si nous souscrivons à cette attention portée à l’ensemble d’une tradition, nous aurions néanmoins tendance à prendre nos distances vis-à-vis de la manière dont Jean Rychner envisage les mutations subies par les textes. Sa méthode d’analyse, qui repose sur une admirable attention stylistique, lui permet de mettre en lumière l’évolution d’un récit. Bien souvent elle nous permet d’apprécier à sa juste valeur la qualité des interventions de tel ou tel remanieur (voir par exemple l’analyse du remaniement du fabliau des Tresses) (Rychner, 1960, pp. 92-97). Cependant, cette approche traduit une perception très classique de la variabilité du texte médiéval 1. Même si l’auteur envisage des exceptions, les transformations des textes au cours de leur carrière littéraire sont présentées comme des dégradations dues à la consommation orale des œuvres. Il affirme dans son avant-propos : « ce sont des « observations » que je publie, sur des « cas », qui sont, dans un sens, pathologiques. Je soumets au lecteur mes malades dans le volume de Textes, en l’invitant expressément à les ausculter lui-même » (Rychner, 1960, p. 7). Ces images tirées du registre médical disent assez quels sont les présupposés qui régissent le commentaire: le plus souvent, le remaniement introduit dans le corps sain de l’œuvre un germe pathogène qui ne peut que contribuer à la défigurer. 

L’examen des traductions françaises de la Disciplina clericalis nous oblige à poser le problème en des termes différents, ou du moins à examiner de manière critique les présupposés qui informent les jugements de valeur émis par Jean Rychner. Ces œuvres de facture savante, dont la structure complexe se prête assez mal à une « consommation » publique de pur divertissement nous sont parvenues à travers de multiples versions et remaniements qui laissent entrevoir, comme dans le cas des fabliaux, des interventions successives sur une « œuvre » commune. Cette constatation vaut pour l’ensemble de la tradition sapientale qui recourt à la narration exemplaire comme à un moyen d’enseignement d’une remarquable efficacité. Dans le Roman des Sept Sages, dans celui de Barlaam et Josaphat comme dans la Disciplina clericalis, les apologues assument une fonction d’édification à l’égard des personnages de la diégèse, mais leur leçon doit aussi, bien entendu, être recueillie par les destinataires du recueil. La plasticité de ces œuvres organisées selon un double niveau narratif et énonciatif donne lieu à des possibilités quasiment infinies de variations textuelles. Autant dire que la variété appartient de plein droit à leur programme narratif. Lorsque Mary Speer, l’éditrice moderne du Roman des Sept Sages en vers, étudie les relations qu’entretiennent les deux témoins manuscrits de ce roman à fables enchâssées d’inspiration orientale, elle s’appuie sur les analyses de Jean Rychner pour montrer que l’un des manuscrits nous propose une « version dégradée » du Roman des Sept Sages et l’autre un « remaniement dégradé » (Speer, 1989). Cette analyse stylistique pleine de finesse met en valeur les particularités de chacune des deux rédactions du roman. Mais en adoptant les instruments de classification forgés par Jean Rychner, elle perpétue une vision presque physiologique de la vie des « textes », qui envisage leurs mutations comme le résultat d’une usure, d’une altération, ou d’une érosion irrémédiable de leurs qualités d’origine.

On pourrait cependant faire l’hypothèse que les différentes rédactions que connaissent les textes de cette tradition et, en ce qui nous concerne, plus particulièrement les traductions françaises de la Disciplina clericalis ne divergent pas forcément sous l’effet d’une détérioration accidentelle des textes. Il se peut qu’elles cherchent à faire œuvre de fidélité à l’égard des desseins didactiques qui président à la composition de ces recueils en faisant retentir la leçon initiale de la façon la plus propre à être entendue dans un temps et un lieu donnés. Le remaniement aurait bien partie liée avec la consommation des œuvres, mais sans pour autant entraîner nécessairement leur dégradation. Dans ce cas, l’étude de ces mutations ne consiste pas à mettre en lumière les conséquences regrettables des défaillances de la transmission mémorielle. Elle peut à son tour se mettre en quête d’un sens, que régirait la volonté de faire mémoire de l’esprit de l’œuvre, fût-ce au détriment du plus strict respect de la lettre.

 


1 Voir la conclusion dans laquelle Jean Rychner affirme l’existence de textes originaux et surtout la prééminence de ces derniers sur les versions en lesquels ils se sont transformés (p. 131). Le mouvement qui va des originaux aux versions secondes (lui) est apparu, dit-il, « descendant » ou dégradant (pp. 132-133).  

 2 Sur ce point, nous partageons les vues de K. Uitti qui insiste sur la connivence entre les différents acteurs de la diffusion de l’œuvre. En s’appuyant sur le prologue des Fables de Marie de France et en interrogeant les termes techniques de la langue médiévale, tels que « escrire », décrire et « translater », il montre que la textualité manuscrite d’avant l’imprimerie est complexe. Elle repose sur un impératif de transmission et de diffusion du savoir dans la logique duquel la glose devient un devoir du lettré à l’égard du texte qu’il publie.