Les Notions de mouvement et de vitesse chez l’enfant ()
Chapitre II.
L’ordre de succession inhérent aux mouvements cycliques 1
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L’étude qu’on vient de lire sur les deux sens d’orientation appelait un complément en ce qui concerne l’ordre cyclique dont la particularité est que si A est suivi de B et B de C, C est lui-même suivi de A dans le sens ABCAB… La difficulté nouvelle est donc la compréhension de cette périodicité, en sens direct et inverse.
Nous avons présenté, à cet effet, un cylindre à nos sujets ou mieux encore un prisme à quatre ou à six faces, tournant sur lui-même autour de l’axe longitudinal, et coloré sur chaque face d’une couleur différente : c’est simplement sur la succession de ces couleurs que porte l’interrogation. On montre d’abord le cylindre ou le prisme entièrement découvert et on le fait tourner en comptant les couleurs avec le sujet. Puis on le met dans une boîte cylindrique percée d’une large fente longitudinale laissant voir une bande colorée de chacune des faces présentées successivement (mais une seule à la fois), et l’on tourne le prisme très lentement à l’intérieur de la boîte. Mais, pour que cette succession arbitraire ne fasse pas appel à la mémoire et demeure affaire de pure compréhension intellectuelle, l’enfant dispose d’un ensemble de bandes de papiers de couleur et lors de la première rotation du prisme, il aligne en une série modèle servant d’aide-mémoire 4 ou 6 bandes reproduisant les couleurs successivement perçues : de cette manière les réponses aux questions ultérieures s’appuieront sur la série modèle, sans intervention d’efforts mnésiques. Une fois la série ABCD ou ABCDEF construite, on demande à l’enfant lors de la réapparition de la première couleur A de reconstruire, au fur et à mesure de cette seconde rotation, une nouvelle suite AD ou AF sous la première.
Le sujet confectionne ainsi deux ou trois suites situées les unes sous les autres et a donc d’emblée l’occasion de constater la périodicité des couleurs. Nous enlevons ensuite ces suites répétées en ne laissant sur la table que la première (la série modèle), et posons alors les six questions suivantes :
Question I. On fait apparaître par la fente de la boîte la première couleur (A) du cylindre intérieur (laquelle correspond donc à la première couleur de la série modèle) et l’on demande de prévoir la série des couleurs que l’on verrait en faisant tourner le cylindre (celui-ci restant immobile, mais la série modèle étant naturellement toujours visible). L’enfant pose à cet effet les bandes de couleurs sur la table, en une série semblable à la série-modèle, celle-ci devant être un peu écartée pour éviter que les nouvelles bandes de papier de mêmes couleurs soient simplement placées en dessous des couleurs correspondantes.
Question II. La série une fois construite, on demande quelles couleurs viennent après la dernière (D ou F) si l’on continue de tourner le cylindre. Il s’agit donc de confectionner la série périodique ABCDABCDAB…
Question III. On recommence le tout mais en débutant cette fois par une couleur intercalaire (par exemple B, C ou toute autre que la première ou la dernière).
Question IV. Nous montrons à nouveau le cylindre découvert et faisons remarquer qu’il peut tourner dans les deux sens. Pour rendre sensible la rotation inverse lorsqu’il est replacé dans sa boîte, il est utile que le cylindre soit surmonté d’un drapeau rigide et fixe, qui émerge de la boîte : le sens de rotation du drapeau indique alors au sujet le mouvement du cylindre. Nous demandons en outre à l’enfant, pour plus de clarté, de reconstruire, le cylindre étant découvert, une série modèle de la succession des couleurs en sens direct. Cette série reconstruite, nous posons alors la question IV : trouver l’ordre des couleurs en sens inverse (à partir de D ou de F, le cylindre étant à nouveau dans sa boîte).
Question V : continuer la confection de la série de sens inverse, mais au-delà de A : donc DCBADCBADC…
Question VI : mêmes questions mais à partir d’une couleur intercalaire (par exemple CBA et CBADCBA…)
Les réactions observées à l’occasion de ces quelques questions se laissent sérier selon les mêmes trois stades que nous avons observés au chapitre I dans le développement de l’ordre linéaire. Durant un premier stade l’ordre de succession de la série n’est pas compris. Durant un second stade l’ordre ABCDEF est compris, mais la succession est manquée si l’on commence par l’un des termes intercalaires B à  E : en particulier le sujet ne parvient alors pas à poursuivre après F selon la périodicité A… FA… F ; l’ordre inverse n’est pas non plus compris, même en débutant par F. Durant le troisième stade enfin, les réponses sont correctes. Les stades I et II donnent lieu à des subdivisions sur lesquelles nous reviendrons aux § 1 et 2.
§ 1. Le premier stade : incompréhension de la succession🔗
On se rappelle que tous les enfants examinés au chapitre I en ce qui concerne l’ordre de succession linéaire étaient capables de prévoir la conservation de l’ordre direct lors du passage de trois ou cinq éléments derrière un écran. Or, il semble que, dans le cas de l’ordre cyclique cette compréhension de l’ordre direct ne soit plus immédiate. La difficulté, pour le sujet, se présente sous deux formes qui se prolongent l’une l’autre de façon continue : d’une part (sous-stade I A) lors de la construction de la série-modèle, les sujets les plus jeunes ne parviennent guère à traduire l’ordre cyclique en une suite linéaire ; d’autre part (sous-stade I B), une fois cette difficulté vaincue les sujets ne réussissent pas à prévoir quelle couleur succédera à telle autre, même en s’appuyant sur la série modèle. Voici des exemples du sous-stade I A :
Lil (3 ; 8), au fur et à mesure de la rotation du cylindre à quatre couleurs, place A B C en suivant nos indications. Suit D : Lil le place avant A : « Mais est-ce que (D) vient avant (A) ou après (C) ? — (Le met sur suggestion après C). » Nous continuons après D et plaçons A, qui réapparaît, sous le premier A. Puis vient B : Lil le place avant A. Nous rectifions et présentons C : Lil le met avant le A de la première ligne. Nouvelle correction et apparition de D : Lil le met à nouveau devant A.
Nous renonçons alors à intervenir et prions l’enfant de construire la suite des couleurs au fur et à mesure de la rotation du cylindre (couvert) : Lil aboutit à DBCA bien qu’ayant la série modèle ABCD sous les yeux et que l’on n’ait posé aucune question de prévision. Ne s’agissant que de la lecture des couleurs successivement perçues et de la traduction en une suite linéaire il y a donc échec complet.
On recommence : cette fois Lil aboutit à  ABC mais place D avant A, d’où DABC. : « Qu’est-ce qu’il y a là , après C ? (On tourne). — (Lil rajoute B et D, d’où :) DABCBD. »
Chri (4 ; 6) construit correctement, mais avec notre aide, la suite ABCDA : « Qu’est-ce qui vient ? — Le bleu (B). — Cherche-le (le prend). Où le mets-tu ? — Après le vert (A). — Bien. Ensuite ? — (C). — Ensuite ? — Le rouge (D). — Bien. Et après ? — (Place B devant A et C devant B). » Le sujet semble donc comprendre et même prévoir l’ordre des couleurs, seule la périodicité lui échappant. Mais pour six couleurs, la série construite pendant la rotation même (donc sans prévision) donne : FEABDC.
Luc (4 ; 8) de même, après avoir placé A et B sous la forme AB, dit à propos de C, d’abord posé à droite de B (soit ABC) : « On peut le mettre aussi ici (entre A et B). — Pourquoi ? — Il est à côté de ça (de B). »
Voici maintenant des exemples du sous-stade I B :
Ant (4 ; 5) construit sans difficulté trois suites ABCD l’une sous l’autre. On en laisse une et on cache le cylindre : « Qu’est-ce qui vient après (A) ? — (Il pose ACBDB). » Avec six couleurs, il reproduit sans peine ABCDEF : « Qu’est-ce qui vient après (A) ? — (C), je ne sais pas. —  Essaye. — (Il pose AFACEB). — Cette ligne (le modèle) ne pourrait pas t’aider ? — Oui, on a fait juste. —  Alors, après (A) ? — (Il pose ACAEFAFC). »
Hel (4 ; 11) copie ABCDEF : « Qu’est-ce qui vient après (A) et (B) ? — (E). —  (On tourne). — Non. —  Et après ? — … — Est-ce que cette ligne (modèle) peut te servir ? — Oui. —  Comment ? — Il y a le bleu (C) après le rouge (B), et puis le jaune (D) après (C). — Alors ? — (Ne réussit pas mieux). »
Jos (5 ; 0) réussit fort bien à prévoir quand elle place ses couleurs sous celles de la ligne modèle. Dès que l’on met celle-ci un peu de côté elle prévoit ACDBCDB et ABDFDFD !
Ren (5 ; 0) durant la rotation de quatre couleurs (cylindre encore découvert) aboutit à ABCCDA puis enlève un (C). Lorsque l’on passe aux prévisions, il prévoit chaque fois juste en regardant la série modèle, mais place les couleurs successives dans l’ordre BABCDAA.
Pour six couleurs, il copie correctement l’ordre perçu sous la forme ABCDEFA, mais lorsque l’on passe aux prévisions il est perdu : « Qu’est-ce qui vient après (A) si je tourne ? — (E). —  Pourquoi ? — Parce que c’est là derrière. — Tu devines, ou bien on peut savoir ? — Oui, c’est (C). — Regarde (on tourne). — C’est (B). — Et après (B), qu’est-ce qui vient ? (E). — Regarde (on montre C, puis D, puis E). Et maintenant, après (E) ? — Le (A). —  Et ça (la rangée modèle) ça ne te sert à rien ? Essayons encore. Après (A) ? — (Ren copie cette fois toute la rangée modèle sans s’occuper du cylindre). — Maintenant tu mettras simplement le doigt sur la couleur qui vient. Regarde, si on commence par ça (C) qu’est-ce qui vient ensuite ? — Ça (B) parce que c’est à côté du (C). »
Ray (5 ; 3) après avoir construit correctement la série modèle ABCDA est prié de prévoir les successions à partir de A : il prévoit alors ABDA, puis ADCB. On cherche à concrétiser les choses en montrant le prisme découvert et immobile et en faisant tourner une petite poupée autour de lui, la série modèle restant sous les yeux de l’enfant : « Tu vois elle regarde d’abord le brun (A), puis le vert (B), etc., comme ici (série modèle). Maintenant, on remet la boîte. Qu’est-ce qui vient après le brun (A) ? — Le vert (B). — Et après (B) ? — Le rouge (C). — Et après ? — Le bleu (D). — Bien. Et avant le bleu ? — Le brun (A). — Et après le rouge (C) ? — Le vert (B). — Et avant le rouge (C) ? — Le brun (A). — Après le brun (A) ? — Le rouge (C). — Et avant le brun (A) ? — Le vert (B). »
On constate donc que ces sujets ne parviennent pas à prévoir l’ordre de succession des quatre ou six éléments du cycle (sous-stade I B) ni même, au début (sous-stade I A), à construire une suite — modèle représentant cet ordre. D’où viennent les difficultés qui, à un tel niveau, n’existent plus pour l’ordre linéaire et semblent donc spéciales à l’ordre cyclique ?
Le fait frappant, lors de la construction de la série-modèle par simple lecture des couleurs perçues successivement (et lorsque le cylindre est encore découvert presque autant que lorsque les couleurs apparaissent dans la fente) est l’incapacité initiale des petits à conserver le sens d’orientation : voyant D apparaître après C, Lil le place avant ABC qui sont déjà sériés de gauche à droite (l’erreur se répète pour B, C, etc., dans la suite). De même Chri, qui parvient à la suite ABCD, échoue pour six couleurs, place D avant C, E avant A puis F avant E. Sans doute subsiste-t-il toujours une part de convention dans la traduction d’un ordre cyclique en une suite linéaire. Soit que le cylindre tourne sur son axe longitudinal, soit qu’un observateur se déplace autour du cylindre (comme la poupée de Ray), les couleurs ABC… apparaissent l’une après l’autre dans le temps, cette succession temporelle exprimant les phases de la rotation (du cylindre ou de l’observateur) dans l’espace : or, on demande au sujet d’exprimer cette succession spatio-temporelle par une suite de positions ordonnées de gauche à droite sur une droite, alors qu’on pourrait aussi bien le faire de droite à gauche, ou par superposition (A sous B, B sous C, etc. ou l’inverse), etc. et que la série modèle pourrait être figurée par une circonférence, ou toute autre courbe. Il est donc normal que l’enfant ne reconnaisse pas d’emblée les conventions choisies et que son adaptation comporte quelques erreurs. Mais il y a plus, dans les réactions initiales dont Lil et Chri nous donnent l’exemple, que des difficultés relatives à la compréhension du symbolisme adopté : il y a des renversements de l’avant et de l’après et des erreurs concernant le voisinage lui-même. Peu importe, en effet, que l’on représente la succession par le rapport de gauche à droite ou de droite à gauche, l’essentiel est que l’ordre de succession choisi se conserve. Or, c’est précisément ce que ne saisissent pas Lil et Chri : la couleur venant « après » la précédente est mise indifféremment à sa droite ou à sa gauche. Tout se passe donc comme si, pour les plus jeunes sujets, les relations de succession « avant » et « après » n’étaient point encore comprises dans le cas de l’ordre cyclique, et demeuraient indifférenciées sous la forme d’un simple rapport de juxtaposition. La réaction de Luc est tout à fait typique à cet égard : ayant bien placé B après A, il met automatiquement C après B, mais estime ensuite qu’on peut le placer indifféremment sous la forme ABC ou ACB parce qu’« il est à côté de (B) ». Mais, chose encore plus étrange, ce sentiment de la juxtaposition (« à côté ») n’est pas d’emblée assimilable au « voisinage » des topologistes, puisqu’au début le sujet ne se soucie même pas qu’il y ait voisinage dans la rangée modèle : Lil place D avant ABC et Chri, pour six couleurs, aboutit à la suite FEABDC, dans laquelle E et A ou B et D sont juxtaposés alors qu’ils ne sont pas « voisins » dans la succession du cylindre (sans revenir sur les inversions de sens FE et DC).
On comprend alors pourquoi, lorsque l’on passe de la conception de la série modèle à la prévision des successions en fonction de ce modèle, les réactions des sujets les plus avancés (sous-stade I B) demeurent si peu adéquates : c’est que, plus encore que la reproduction d’une succession perçue, l’anticipation fondée sur cette reproduction, exige une coordination des rapports de voisinage qui maintiennent constant le sens d’orientation. Or cette double synthèse est naturellement plus difficile dans le cas d’une intuition anticipatrice que dans celui d’une intuition simplement perceptive ou reproductrice : c’est ainsi que Ren ou bien pense au sens d’orientation et manque le voisinage (E et C après A, E après B, etc.) ou bien conserve le voisinage mais pas le sens d’orientation (B après C « parce que c’est à côté »). De même Ray oscille entre la conservation du voisinage sans orientation (B après C) ou l’inverse (A avant C, etc.).
Mais il reste à expliquer le pourquoi de ces difficultés communes à la reproduction et à la prévision de l’ordre cyclique. On se rappelle (chapitre I) que les sujets de ce même premier stade sont capables de conserver un ordre linéaire direct de trois ou cinq éléments, mais que lors de la demi-rotation du tunnel ou des tiges de fer, ils ne parviennent, ni à inverser l’ordre ni à conserver la relation « entre ». La comparaison de ces faits avec les observations présentes éclaire les uns par les autres. Il est évident, tout d’abord, que l’ordre linéaire direct demeure, à ce stade I, de nature intuitive ou même perceptive, puisqu’un nombre analogue d’éléments disposés en ordre cyclique (abstraction faite de la périodicité) ne peuvent être sériés. On comprend alors pourquoi l’inversion ce cet ordre linéaire et la conservation du rapport « entre » demeurent impossibles lors d’une demi-rotation : elles supposent toutes deux, comme la reproduction ou l’anticipation de l’ordre cyclique lui-même, des conditions qui dépassent l’intuition perceptive ou immédiate. Les mots « avant » et « après », dans le cas du cylindre qui tourne, ne peuvent présenter, en effet, la même signification simple que dans celui d’un mouvement rectiligne, puisqu’il n’y a plus perception simultanée de l’ensemble et que les mêmes couleurs se retrouvent par rotation dans un sens comme dans l’autre : ou bien donc le sujet s’efforce de reconstituer les « voisinages », ce qu’il réussit en procédant par couples perceptifs AB, CD, etc., mais il perd alors le sens d’orientation, ou bien il s’efforce de conserver celui-ci, mais les voisinages lui échappent en ce cas et les rapports d’intervalles (« entre ») se disloquent. La leçon de ces faits est, il va de soi, que les relations d’ordre sont essentiellement de nature opératoire et que même dans les situations où les opérations semblent ne jouer aucun rôle, comme dans la reproduction d’une suite cyclique de couleurs perçues successivement, un jeu complexe de « placements » est nécessaire pour coordonner les rapports de voisinage avec le sens d’orientation.
§ 2. Le deuxième stade : les séries « rigides ». — I. Le sous-stade II A🔗
Il vient un moment où, soit par compréhension des rapports entre les couleurs de la série modèle et celles qui surgissent de la rotation du cylindre, soit par constatation empirique de leur convergence, l’enfant parvient à prévoir ou à anticiper la suite cyclique ABCDABCDA… Notons d’abord que la prévision de la suite des six couleurs n’est guère plus difficile que celle de la suite de quatre (il ne se présente qu’un léger décalage entre les deux solutions). Notons surtout que sitôt acquise la prévision des premières couleurs ABCD, celle de la périodicité… DABCD… l’est aussi, ce qui montre bien que la compréhension de celle-ci était nécessaire à la prévision des premières successions, en opposition avec les suites linéaires plus tôt conservables que les suites cycliques. Mais, chose très curieuse et d’un évident intérêt théorique, pour que ces prévisions soient possibles, il faut au début (durant ce stade II) que l’on commence par le terme initial de la série modèle, soit A : si l’on part d’un terme intercalaire (B ou C pour la suite A… D) le sujet est perdu et réagit à nouveau comme au stade I. C’est assez dire que la sériation cyclique du stade II n’est pas encore d’ordre opératoire, mais demeure intuitive : la suite cyclique forme un bloc « rigide », que l’on peut, dérouler tout d’une pièce, et même articuler aux blocs périodiques suivants, mais non pas encore dissocier en ses relations constituantes conçues en tant qu’opérations mobiles et réversibles.
Bien plus, on peut distinguer deux niveaux II A et II B. Durant le sous-stade II A, les sujets réussissent donc la prévision de la suite cyclique lorsque l’on commence par A mais échouent à partir d’un terme intercalaire et échouent aussi à trouver l’ordre inverse ordinairement même à partir du terme ultime D (ou F). Durant le sous-stade II B, les sujets parviennent à prévoir la suite progressive à partir d’un terme intercalaire, mais jusqu’au dernier terme seulement, et échouent à continuer à prévoir les cycles ultérieurs. En outre ils réussissent à anticiper la suite régressive (ordre inverse) à partir du dernier terme mais non pas à partir d’un terme intercalaire. Vers la fin de ce sous-stade ils y parviennent mais échouent encore à prévoir une périodicité régressive à partir d’un élément quelconque. On voit donc que le stade II marque toutes les transitions entre l’échec total du stade I et la réussite totale du stade III. Voici des exemples du sous-stade II A :
Sim (4 ; 11, presque 5 ; 0) prévoit après A : « (BCD). — Et après ? — Rien. —  Mais si je tournais plus loin ? — (A) puis (BCD). —  (Nous mettons le cylindre sur C.) Tu sais ce qui viendrait après ? — (Sim rajoute A et B devant C puis met D ensuite.) »
« Regarde : on peut tourner le cylindre à l’envers, comme ça (démonstration avec l’objet découvert). Alors dis-moi ce qui viendra après (D) si je tourne à l’envers ? — (Pose A). — Regarde (on tourne). — Non (C). — Et puis ? — (A). — Regarde (on tourne). — Non. C’est (B). —  Et après B ? — Ce sera (C). » Nous renonçons.
Six couleurs : « (Prévoit juste.) ABCDEFABCDEFAB. — Comment fais-tu pour savoir ? — Je sais parce qu’il n’y a rien que ça (montre la série modèle). — (On place le cylindre sur C).) Et après ça ? — (F). —  Ça pourrait t’aider (la série modèle) ? — Oui (place B au lieu de F, d’où CB), etc. »
Après avoir fait construire une nouvelle suite modèle : « Et si je tourne à l’envers, qu’est-ce qu’il y a après F ? — (D). —  Regarde (on tourne). — (Enlève D et mets F). — Et après ? — (Aboutit à BDEF). »
Jea (5 ; 1). Mêmes réactions pour six couleurs. Lorsque l’on présente D, il prévoit la suite DBCEF en omettant d’y remettre D « parce qu’il y est déjà . Je ne peux pas en remettre un autre ».
And (5 ; 9) construit le modèle ABCD : « Qu’est-ce qui vient après ? — (ABCD). — Et après ? — (ABCD). — Après ça (on met le cylindre sur C) qui est-ce qui viendra ? — (CBAD). —  Pourquoi ? — Je vois d’après cette ligne (montre que la série modèle se termine par D). — Et après (B) ? — … — Et après (ABCD) ? — (ABCD). —  Et après (C) ? — (CBDB). » Série inverse depuis D : échec.
Hen (6 ; 2) réussit à prévoir la périodicité ABCDABCDA… « Et après le rouge (C) qu’est-ce qui viendra ? — … — Tu peux savoir ? — Non. —  Devine. — (CD). — Bien. Et après le bleu (D) ? — (DBA). » On vérifie, corrige et refait une série-modèle. « Et après le rouge (C) ? — (CDBA). — Et après le vert (B) ? — (BACD). » Mêmes réactions avec les six couleurs : la suite périodique est reconstituée à partir de A, mais, à partir de C, Hen prévoit CABEDF. Les inverses sont manqués.
Chris (6 ; 4). Mêmes réactions mais, lorsque l’on débute par C, il continue par A « parce qu’il était le premier aussi ».
Fran (6 ; 6) mêmes réactions. Prévoit D après B pour quatre couleurs. « Et après (C) ? — Le vert (B), parce qu’il était (sur le cylindre) avant le rouge (C). — Et après (B) ? — Le (A). — Et après (D) ? — (DCAB). —  Pourquoi (C) ? — Parce qu’il est à côté du (D). » Par contre Fran réussit l’ordre inverse lorsque l’on commence par D. Avec six couleurs il réussit la périodicité à partir de A, mais manque l’ordre inverse à partir de F. Quant à l’ordre direct à partir de E, il aboutit à EFDCAB.
Hug (6 ; 6) est intéressant par ses compositions par couples. Il réussit la périodicité ABCDABCD. Mais, à partir de C, il pose CBDA, puis CDBA. À partir de D : DCAB. « Et après (B) ? — (BACD). —  C’est juste ? — (BCAD). » Avec six couleurs, mêmes réactions. Par contre, il réussit l’ordre inverse si l’on débute par F, mais, si l’on commence par AF, il poursuit : (AF) EDBC. Pour DCBA commençant par AD il continue (en ordre inverse) ADCB, ce qui est correct, mais il se corrige ensuite à tort : « Non, c’est faux, c’est (ADBC) parce que tout doit être tourné. »
Ces quelques faits sont d’un grand intérêt. D’abord on ne peut plus dire de ces sujets, comme on aurait pu le faire de ceux du premier stade, qu’ils ne comprennent pas les questions posées : ils répondent très correctement, en effet, aux questions de prévision lorsque l’on commence par le début (A) ou la fin (D ou F) de la série modèle. Par contre, même avec quatre termes, ils ne peuvent plus anticiper la succession si l’on part des termes intercalaires B ou C. Une telle réaction systématique vaut une brève analyse, car mieux que toute autre, elle atteste l’opposition de la pensée intuitive et de l’ordre opératoire.
Partons, pour y voir plus clair, de l’acquisition propre à ce stade II : la prévision de l’ordre cyclique direct et de sa périodicité. Il pourrait sembler que cette découverte reste insignifiante, puisqu’il ne s’agit que de lire les successions sur la série-modèle. Mais, comme nous l’avons vu au § 1, cette lecture n’est pas simple puisqu’elle constitue une traduction du cyclique en linéaire et vice-versa, et elle échoue durant tout le stade I parce que, chaque couleur se retrouvant, dans un ordre cyclique, à la fois sur la gauche et sur la droite du point de départ A, il s’agit pour reconstituer l’ordre, de coordonner les rapports de voisinage avec le maintien d’un sens donné d’orientation : c’est cette synthèse qui, absente au stade I, apparaît au début du stade II. Mais alors, si elle devient possible à partir de la couleur d’origine A, pourquoi demeure-t-elle inaccessible lorsque l’on commence par une couleur intercalaire ? Il est clair que ce décalage entre deux solutions identiques au point de vue des opérations en jeu prouve que la synthèse en question n’est pas encore opératoire mais qu’elle est assurée par une simple intuition articulée : l’enfant cherche simplement à anticiper le mouvement du cylindre dans un certain sens constant de rotation tout en reconstituant les voisinages grâce à la série modèle. Mais pourquoi, en ce cas, l’intuition articulée ne suffit-elle plus lorsqu’il s’agit de procéder à partir des couleurs intercalaires ?
D’une manière générale, on peut supposer, en ce qui concerne le sens d’orientation et surtout son maintien au cours des prévisions successives, qu’il est plus facile de suivre l’ordre ABCD ou ABCDEF en procédant d’une extrémité à l’autre de la rangée modèle, que de partir d’un terme intercalaire, parce que l’attention est en ce dernier cas sollicitée par les deux directions possibles à la fois (et cela d’autant plus que l’ordre des couleurs du cylindre est cyclique et non pas linéaire comme celui de la ligne modèle). Quant aux voisinages, qu’il s’agit donc de reconstituer pas à pas tout en maintenant constante l’orientation d’ensemble des successions, il est clair que si celle-ci cesse d’être fixe, les premiers sont par le fait même perturbés. Dans la mesure où ces difficultés sont réelles, l’enfant aura en outre la tendance à se référer à l’ordre initial ABCD et ce souvenir compliquera encore la solution des questions. En effet, tant au cours de la perception des couleurs successives du cylindre tournant à découvert, lors des explications initiales données au sujet, que dans la perception des couleurs de la rangée modèle, la suite de ces couleurs acquiert les caractères d’un ensemble bien structuré, d’une « Gestalt » comparable à une sorte de mélodie dont les qualités dépassent celles des notes envisagées isolément 2. C’est précisément grâce à ces qualités perceptives d’ensemble que l’intuition articulée parvient à fournir une prévision possible de la succession des couleurs. Or, pour prévoir ensuite l’ordre des successions à partir d’un terme intercalaire, il s’agit de briser cette structure initiale pour en construire une autre, ce qui suppose un travail intuitif relativement coûteux par opposition à la mobilité des méthodes opératoires qui se constitueront dans la suite. C’est à ces divers facteurs solidaires qu’est due, semble-t-il, la difficulté à reconstituer l’ordre lorsqu’on ne part pas de A : les séries A… D ou A… F sont donc « rigides » parce qu’intuitives (cette rigidité n’étant pas contradictoire avec leur articulation) et l’enfant de ce stade ne dépasse pas ainsi le niveau de la simple intuition imagée ou préopératoire.
Dans le détail, il est facile de retrouver ces divers facteurs. P. ex. Sim pour prévoir la suite de C rajoute AB avant cette couleur et continue alors par D, ramenant donc le nouveau problème à celui de la suite ABCD ; mais pour six couleurs il conserve le sens d’orientation sans le voisinage (C) ou le voisinage sans l’orientation (CB). Jea, après D, pose DBCEF comme si D équivalait à  A, et il omet explicitement de le rajouter entre C et E « parce qu’il y est déjà  : je ne peux pas en mettre un autre ». Autrement dit, il réduit aussi le nouveau problème à l’ancien. Chris fait de même. And après C met B (voisinage sans orientation) puis AD parce que la ligne modèle finit aussi par D et que A doit bien être mis quelque part. Hen met D après C, ce qui semble une opération correcte, mais il rajoute BA après D comme s’il fallait compléter CD en lisant le début de la série modèle dans l’autre sens. De même Fran, etc.
Bref, tant que l’enfant raisonne sur l’ensemble de la série cyclique à partir de A ou en prolongeant le dernier terme D ou F, il parvient intuitivement à reproduire les voisinages en maintenant constant le sens d’orientation, ce qui aboutit à une suite intuitive « rigide » ou d’un seul bloc figurée par la rangée-modèle, mais lorsque l’on débute par un terme intercalaire, il ne parvient pas à briser le cadre rigide et alors, ou bien il s’y réfère sans plus (Sim, Jea et Chris), ou bien il essaie d’une nouvelle synthèse, mais alors il recommence à perdre le sens de l’orientation s’il pense aux voisinages ou à perdre ceux-ci s’il maintient l’orientation. Les sujets de ce sous-stade II A sont donc comparables aux enfants qui savent compter d’un bloc, 1, 2, 3, 4, 5, 6 mais grâce à une sorte de syncrétisme verbal, et qui sont perdus si on leur demande quel nombre vient après 3 ou après 4 faute d’analyse et de synthèse opératoires.
Si l’on admet ce qui précède, on comprend alors d’emblée pourquoi les enfants de ce niveau éprouvent également une difficulté systématique à reconstituer l’ordre inverse des successions. Il serait naturellement aussi facile au sujet de procéder dès le début de D à  A ou de F à  A, mais si cet ordre était acquis avant l’autre il constituerait lui-même un ordre direct ou initial. Une fois acquis l’ordre A… D ou A… F, par contre, construire l’ordre inverse consiste à retenir cet ordre initial AB… et à le lire à contresens : il est alors clair que la difficulté est presque la même que dans le cas d’une nouvelle suite directe débutant par l’un des éléments intercalaires. Aussi seuls Fran et Hug, les plus âgés des sujets cités, réussissent-ils partiellement cette épreuve qui, dans les grandes lignes, est manquée à ce niveau.
§ 3. Le deuxième stade. — II. Le sous-stade II B🔗
Les réactions du sous-stade II B vont fournir un complément utile d’information à ce qui précède, en permettant de suivre pas à pas toutes les transitions entre les séries « rigides » du début de ce stade et les séries opératoires du stade III, grâce à une sorte de dégel et de mise en mouvement progressifs des structures intuitives. Au cours de ce sous-stade II B, en effet, on observe, en plus de la sériation aisée de A à  D ou de A à  F, une sériation possible entre un terme intercalaire quelconque et le terme final D ou F. Mais, chose très curieuse et qui montre bien le caractère encore intuitif de cette découverte, le sujet ne parvient pas en ce dernier cas à poursuivre correctement après D ou F en reprenant le cycle ABC… tandis que s’il commence sa suite à partir du premier terme A, il continue sans difficulté au-delà de D ou de F ! Quant à l’ordre inverse, on observe dès les débuts de ce sous-stade II B la capacité de construire la suite régressive D… A ou F… A, et au-delà , puis, vers la fin du sous-stade, la série procédant à partir d’un terme intercalaire jusqu’à  A, mais sans possibilité de poursuivre au-delà de A. Il existe donc, pour la série inverse comme pour l’ordre direct, un décalage entre la sériation entre termes extrêmes et la sériation à partir des termes intercalaires ; de plus, on constate un léger décalage entre la découverte de l’ordre inverse et les phases correspondantes relatives à l’ordre direct, mais ce second décalage disparaît à la fin du stade et tend donc à s’atténuer au fur et à mesure que l’on se rapproche du niveau opératoire.
Voici d’abord quelques exemples des cas francs de ce sous-stade :
Pie (5 ; 5) prévoit bien qu’après ABCD on aura répétition de la même suite et qu’après A… F on aura de nouveau A… F, etc. « Et si je mets cette couleur (C) qu’est-ce qui vient après ? — (CDEFBA). —  Pourquoi celle-ci (B) ? — Parce que ça va comme ça (il suit la ligne modèle de C à  F puis de B à  A en sens inverse). — Et après ça (E) ? — (EFDCBA). — (Nous construisons une suite EFABCD à côté de la sienne). Laquelle des deux est plus juste, la tienne ou la mienne ? — Celle-ci (la sienne). — Pourquoi ? — Parce que c’est comme ça ici (sur le cylindre : après l’ordre EF il montre en sens inverse DCBA). »
Ordre inverse : « Qu’est-ce qui vient alors après (F) si je tourne comme ça ? — (FEDCBA). —  Et puis ? — (FEDCBA). — Et après ça (on met sur C) en tournant aussi à l’envers ? — (CF). — Et puis ? — (CEAB). — Regarde (il constate CB). Et après ? — (EADC). — Cette ligne (modèle) peut t’aider ? — Non. —  Pourquoi pas ? — Ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas tourné la même chose (!). — Et après (B). — (BCD). — Et s’il tourne dans l’autre sens ? — (BEFDC). » Pie réussit donc fort bien la sériation inverse si l’on commence par F et échoue dès que l’on débute par C ou B.
Jol (5 ; 8). Mêmes réactions pour l’ordre direct : réussit A… FA… F mais échoue avec les termes intercalaires à dépasser F. Nous lui montrons la rotation inverse et demandons (quatre couleurs) ce qui vient après D : « (DCBA). —  Et après ? — (DCBA). —  Et si je mets ici (B) ? — (BACD). » Avec six couleurs réussit après tâtonnements FEDCBA : « Et puis après ? — De nouveau (F… A). — Et après (CB) ? — (CBFEDAF). — Et après (E) ? — (ECABDF). »
Sté (6 ; 5) pose ABCD : « Et après ? — De nouveau (ABCD). —  Et après (C) ? — CDBA. » De même avec six couleurs, prévoit A… FA… F, etc. « Et après (D) ? — (DEFCBD). —  Pourquoi ça finit par (D) ? — Parce que (D) est au commencement et à la fin la même chose. — Et après (E) ? — (EFABDE). —  C’est tout à fait juste ? — Non. C’est (EFDCBA). — Et après (C) ? — (CDEFBA). — Et après (D) ? — (DEFCBA). » On fait encore construire une série modèle : « Et si on commence avec A qu’est-ce qui vient ? — (ABCDEF). —  Et avec (D) ? — (DEFBAC). »
Col (6 ; 6) de même prévoit bien la périodicité lorsque l’on commence avec A (six couleurs). Avec C il renverse : CDEFBA. Avec E aussi : EFDCBA.
Mar (6 ; 11) prévoit correctement A… DA… D, etc. « Et après (C) ? — (CDBA). —  Et après (A) ? — (ABCD). —  Et après (C) ? — (CDBA). » Avec six couleurs A… FA… F correct : « Comment as-tu fait ? — J’ai vu après sur le rouleau (montre la série-modèle dont il comprend donc bien la correspondance avec le cylindre). — Et après (D) qu’est-ce qui vient ? — (DEFC). — Et après (E) ? — (EFDCAB). —  Regarde (D). — (DEF) (sans hésitation). — Et après ? — (DEFBCA). »
Quant à la rotation inverse, même phénomène : si l’on commence par B (quatre couleurs) : BACD et par C (six couleurs) CBADEF.
Bas (6 ; 6) est d’une prudence qu’il justifie explicitement. Après avoir prévu A… DA… D, il pose pour C : « (CDA). — Et après ? — Je ne sais plus. — Comment tu as fait ? — J’ai regardé sur le cylindre (en réalité sur la série modèle). — Cette ligne (modèle) t’aide ? — Non, ça ne peut plus m’aider, parce que j’ai déjà mis (CDA). Maintenant c’est autrement. »
Ris (7 ; 3) à partir de D (pour six couleurs) termine correctement DEF : « Et après ? — (CDA). — Pourquoi (C) ? — Parce qu’il vient après. —  Et après (E) ? — (EFDCAB). —  Et après (D) ? — (DEFBCA). »
Sim (7 ; 7) à partir de A prévoit ABCDEFABCDEF sans hésiter. « Et après (C) ? — (CDEFBA). — Pourquoi tu mets (B) après (F) ? — Parce qu’il est après le brun (C). — Et si je commence par (E) ? — (EFDCBA). —  Est-ce qu’on pourrait mettre (EFABCD) ? — Celui-là (DCBA) est plus juste. — Pourquoi ? — Parce qu’il est en ordre. —  En ordre comment ? — Parce qu’il est régulier. — Et celui-là (ABCD) est comment ? — Il est aussi régulier, non, il n’est pas régulier. —  Pourquoi ? — Parce qu’il n’est pas la même chose que (DCBA). »
De même Rog (7 ans) préfère DEFCBA à DEFABC « parce que c’est en sens contraire », tandis que pour FABC « il faudrait tourner dans l’autre sens  ». Cha (7 ans) prévoit EFDCBA « parce que (D) est avant le bleu (E) » et Ma (7 ans) EFDCBAEFDC… « parce que c’était à l’envers (quand on a mis le cylindre sur E) : (E) et (F) sont à gauche (au lieu d’être à droite comme sur la série modèle), alors (D) devait être aussi à l’envers vers le côté gauche ».
Voici enfin un exemple des réactions supérieures du sous-stade II B (donc intermédiaires entre les stades II et III), qui sont semblables aux précédentes quant à l’ordre progressif mais marquent un léger progrès du point de vue de l’ordre inverse.
Deni (6 ; 8) prévoit d’abord la suite A… FA… F « parce que c’est la même chose là (série modèle) que là -dessus (cylindre). — (On place à  C). Et après ? — (CDEFBA). — Est-ce qu’on pourrait faire (AB) ? — … [Non] parce que jusque-là  (F) c’est comme le modèle, et puis ça recommence avec (BA). — (Nous faisons refaire une nouvelle série modèle et faisons prévoir à nouveau la périodicité depuis A, ce que Déni fait immédiatement.) Et si on met le cylindre à  (D) ? — (DEFCBA). —  Pourquoi mets-tu (C) après (F) ? — Parce que ça recommence avec (CBA). —  Ne peut-on pas mettre (DEFABC) ? — Non, parce que c’est faux : là -dessus, sur le cylindre, ce n’est pas la même chose ».
Série inverse : Déni construit sans hésiter FEDCBAFEDCBA… « Et si on commence ici (C) en tournant aussi à l’envers ? — (CBADEF). Pourquoi y a-t-il le (D) après (A) ? — Parce que ça va comme ça (montre avec la main de droite à gauche entre C et A et de gauche à droite de D à  F, en passant d’un seul mouvement tournant de A à  D comme si la rotation avait pour effet de les relier l’un à l’autre). — Et après (D) ? — (DCBAEF). —  Et après (C) ? — (CBADEF). »
La clarté de ces réactions ne laisse rien à désirer. Contrairement aux sujets du sous-stade II A chacun de ces huit enfants (et on pourrait en citer bien d’autres exemples) est capable, lorsque l’on débute en ordre direct par un terme intercalaire, de prévoir la suite jusqu’au terme ultime D ou F. En outre, comme au stade II A, il va de soi que, si l’on débute par A, ils prévoient correctement la suite cyclique en sa périodicité A… FA… FA… Par contre lorsque l’on a commencé par un élément intercalaire ils sont unanimes, après avoir continué correctement jusqu’au terme ultime D ou F à manquer la suite ABC… Dans la très grande majorité des cas, l’enfant poursuit, en effet, en renversant les termes du nouveau cycle. Par exemple Pie, au lieu de construire la suite CDEFAB, prévoit CDEFBA, puis, au lieu de EFABCD, il prévoit EFDCBA. De Pie à Déni on retrouve sans cesse ce renversement imprévu, à part une ou deux irrégularités. Mais parmi les exceptions, il en est de révélatrices 3 : ainsi Sté qui prévoit DEFCBD parce qu’il faut que D se retrouve à la fin, et qui pose EFABDE en oubliant C (la suite serait juste sans cet oubli) puis, à la question « C’est tout à fait juste ? » s’empresse de retourner la fin en EFDCBA !
Or, chose très curieuse, la même réaction se retrouve pour l’ordre régressif, mais elle est alors elle-même renversée. Au début de ce sous-stade II B l’ordre inverse est découvert lorsque l’on débute par le dernier élément F ou D, mais si l’on commence les prévisions à partir d’un terme intercalaire, il y a échec (comme c’était le cas au cours du sous-stade II A pour l’ordre direct lui-même). Mais à la fin du sous-stade II B (cas de Déni), l’enfant devient capable, pour l’ordre inverse comme pour l’ordre direct, de terminer correctement la suite jusqu’au terme A si l’on commence par un terme intercalaire. Seulement alors, si l’on fait poursuivre au-delà de A, il continue en inversant l’ordre inverse, c’est-à -dire en rétablissant l’ordre direct ! C’est ainsi que Déni, au lieu de la suite CBAFED, prévoit CBADEF, et au lieu de DCBAFE prévoit DCBAEF !
L’explication de ces faits peut donc s’enchaîner directement à celle des réactions du sous-stade II A, et même en la simplifiant grâce au schématisme régulier que prend chez ces sujets plus âgés l’intuition des séries « rigides ». La prévision correcte de l’ordre cyclique suppose, on s’en souvient, une coordination des rapports de voisinage qui maintienne constant le sens d’orientation. Or, par le fait qu’en un ordre cyclique chaque terme se retrouve à partir de A en procédant de droite à gauche ainsi que de droite à gauche, l’enfant éprouve une difficulté supplémentaire à ordonner les termes à partir d’un élément intercalaire, même lorsqu’il y parvient en débutant par l’élément initial (A… FA… FA…). Au cours du sous-stade II A il s’ensuit que, ou bien les sujets reconstituent exactement les voisinages mais sans maintenir constant le sens d’orientation, ou bien maintiennent ce sens en négligeant les voisinages, ou bien encore se réfèrent à la série modèle comme si elle pouvait être reproduite sans plus à la suite du terme intercalaire. Au cours de ce sous-stade II B, au contraire, les deux dernières de ces trois réactions sont éliminées. Il est remarquable, en effet, de constater que nos sujets du niveau II B conservent constants les rapports de voisinage, sauf de rares exceptions et sauf, bien entendu, le rapport unissant A à  F (ou A à  D) lorsqu’il s’agit de passer d’un cycle A… F à l’autre à partir d’un terme intercalaire. Par contre lorsqu’ils parviennent à  F (ou à  D), ils perdent le sens d’orientation, tandis qu’ils le conservent fort bien lorsqu’ils sont partis de A ! Nous avons donc là la meilleure preuve que la difficulté inhérente à l’ordre cyclique est effectivement celle du maintien du sens d’orientation, étant donné le fait que, dans les deux sens, les mêmes éléments se retrouvent. C’est, il va de soi, cette dernière constatation qui trouble si longtemps l’enfant : il ne comprend simplement pas que, si les mêmes éléments se retrouvent à partir du terme intercalaire par exemple D ce n’est pas dans le même ordre, et alors, ayant terminé sa suite jusqu’à  F, par exemple DEF, il s’imagine que pour retrouver ABC il suffît de revenir à  D et de lire sur la série modèle CBA comme si CBA lus à partir de D équivalaient à  ABC lus à partir de F !
Or, on voit d’emblée que la cause de cette confusion n’est autre que le caractère « rigide » de la série : ayant sous les yeux la série modèle lorsqu’il reconstitue le fragment de suite DEF l’enfant ne parvient pas à s’en détacher en pensée pour la continuer sous la forme FABC, et il préfère s’en tenir aux éléments perceptibles précédant D (puisque précisément on les retrouve dans les deux sens) : mais alors, comme il est parti de D pour reconstituer DEF il part aussi de D pour reconstruire A, B et C, d’où l’ordre CBA, parce que D et C sont voisins, tandis que D et A ne le sont pas.
Le résultat est donc DEFCBA au lieu de DEFABC, pour cette raison que l’enfant demeure à l’intérieur de la série modèle rigide, en la parcourant jusqu’aux deux extrémités à partir de D (sans voir qu’il change alors de sens d’orientation), au lieu de la couper en DEF + ABC ou d’en sortir en pensée.
Quant à la prévision de l’ordre inverse, il en va exactement de même, mais en sens contraire. Au début l’ordre inverse est manqué, lorsque l’on part d’un terme intercalaire, pour les mêmes raisons que l’ordre direct au cours du sous-stade II A. Mais à la fin du stade (Déni) il est réussi jusqu’à A, par exemple à partir de C, mais, après avoir posé CBA le sujet retourne à C et complète le reste de sa suite rigide à partir de ce même élément d’où (C)DEF par un renversement de l’ordre inverse et donc un retour à l’ordre direct.
Notons encore que cette explication par les qualités d’ensemble rigides de la série modèle traduit simplement ce qu’expriment les sujets eux-mêmes lors de leurs justifications : Pie, par exemple, indique d’un geste comment, à partir de C, il construit CDEF pour ajouter ensuite BA qui prolongent C dans l’autre sens, et il précise que cette manière de faire reproduit le mouvement même de rotation du cylindre : « parce que c’est comme ça ici ». Par contre, il se perd dans la série inverse parce que la série modèle « n’est pas la même chose ; ce n’est pas tourné la même chose », comme si cette suite modèle avait un sens privilégié et rigide correspondant à la rotation du cylindre en sens direct. Quant à Bar il se refuse à poursuivre au-delà du terme ultime quand on débute par un terme intercalaire (sinon il réussit fort bien), pour cette raison que la ligne modèle « ça ne peut plus m’aider… maintenant c’est autrement » : c’est assez dire, mais en négatif, qu’elle constitue un tout rigide et fermé. Si on considère la suite EFDCBA comme « en ordre » et « régulière », par opposition à EFABCD qui n’est « pas régulier », entendant par là , comme Pie, que ce double mouvement en sens inverse à partir du terme intercalaire (E) reproduit l’ordre de rotation du cylindre lui-même. Déni, enfin, est d’une précision qui ne laisse rien à désirer : la suite CDEFBA est plus juste que CDEFAB « parce que jusque-là  (F) est comme le modèle, et puis ça recommence avec (BA) », tandis que l’ordre DEFABC « c’est faux : … sur le cylindre ce n’est pas la même chose ». Bien plus, pour l’ordre inverse, il fait un geste circulaire destiné à imiter la rotation du cylindre et qui relie CBA à DEF comme si ces deux fragments de suite qui partent de C en sens contraire l’un de l’autre reproduisaient une rotation entière ! Bref, du moment que les éléments constituant le début de la série modèle devront former la fin de la série nouvelle, le sujet les raccorde en inversant leurs sens respectifs d’orientation, croyant par là imiter la rotation même du cylindre : la « rigidité » de la série intuitive (la suite modèle) les empêche donc, lorsqu’ils partent d’un élément intercalaire, d’« opérer » la rotation comme telle et ils la remplacent alors par un renversement de l’ordre des termes précédant cet élément de départ. Les trois citations de Rog, Cha et Ma, relevées en fin de liste (avant Déni) expriment, par leur réunion, la chose en toute clarté.
Au total, les diverses réactions du stade II (sous-stades II A et II B) se ramènent toutes, et c’est là le caractère essentiel des séries rigides ou intuitives par opposition aux séries mobiles ou opératoires du stade III, à une confusion ou indifférenciation entre l’ordre objectif des éléments tournant sur le cylindre et l’ordre subjectif des perceptions et des actions intervenant dans la construction de la suite modèle. Tant que l’activité propre inhérente à cette construction (ou simplement aux suites construites antérieurement) converge avec l’ordre extérieur des événements, l’enfant établit la série correcte : c’est pourquoi toute série qui commence par A est bien construite, et bien continuée sous la forme A… FA… FA… Mais dès que l’on part d’un terme intercalaire X, ou bien l’enfant n’arrive même pas à prévoir la suite X… F (sous-stade II A), ou bien il y parvient mais ne peut pas poursuivre au-delà de F (sous-stade II B) : dans le premier cas II A, ou bien il conserve l’orientation mais manque le voisinage, ou bien il procède par couples d’éléments voisins mais en renversant l’ordre, et, dans le second cas (II B), ou bien il prolonge cette dernière méthode, ou bien il inverse systématiquement les éléments précédant X. Dans tous ces cas oui peut donc dire que les suites caractéristiques de ce stade sont rigides parce qu’intuitives, et intuitives parce que dépendant (dans leurs réussites comme dans leurs erreurs) de l’activité propre antérieure par opposition aux relations objectives établies grâce à des opérations réelles.
§ 4. Le stade III et conclusions🔗
Les réactions du stade III (7-8 ans en moyenne) se libèrent enfin des erreurs précédentes en parvenant à la mobilité opératoire. Voici un exemple :
Ren (8 ; 0) construit A… FA… F : « C’est difficile ? — Oh non. —  Et si on commence à (C) ? — (CDEFABCDEF). —  Et avec (E) ? — EDC… — Tu es sûr ? — Ça dépend de quel côté vous tournez. —  Comme avant. — Ah ! Alors (EFABCDEF). —  Comment fais-tu pour savoir ? — Je regarde ici (série modèle) mais je peux maintenant aussi faire sans regarder. »
« Et si je tourne comme ça (sens inverse) qu’est-ce qui vient après (F) ? — FEDCBA. —  Et avec (B) ? — (BAFEDC). — Et avec (D) ? — (DCBAFE) ».
On voit que les différentes questions ne présentent plus de difficulté, l’ordre inverse étant même prévu spontanément par le sujet (« Ça dépend de quel côté vous tournez ») et les suites à partir d’éléments intercalaires ne provoquant plus d’inversions involontaires.
Pour conclure, notons d’abord que les stades établis correspondent à une progression chronologique. Sur 73 sujets examinés, le stade I a donné 4 ans 9 mois de moyenne (4 ; 3 pour I A et 5 ; 2 pour I B) et le stade II 6 ans 5 mois (6 ; 0 pour II A et 6 ; 9 pour II B).
Mais relevons surtout combien ces stades convergent malgré les apparences, avec ceux que nous avons obtenus, au cours du chapitre I par l’étude de la construction de l’ordre linéaire. Au cours du stade I l’ordre linéaire direct donne lieu à une prévision correcte, mais l’ordre linéaire inverse est manqué de même que l’ordre cyclique direct et inverse. Or, il est clair que l’ordre linéaire direct ne requiert qu’une intuition perceptive simple tandis que, tant son inversion que l’ordre cyclique direct supposent une difficulté supplémentaire et sensiblement équivalente dans les deux cas : celle de se représenter l’ordre obtenu en faisant demi-tour ou en décrivant un cercle, et en revenant ainsi au point de départ. Il est remarquable, en outre, de constater que, dans les deux cas, la relation « entre » est absente au cours du premier stade, et cela précisément à cause de ces difficultés soit de l’inversion (ordre linéaire) soit de la périodicité (ordre cyclique). Au cours du stade II l’ordre linéaire inverse est acquis, mais l’enfant ne comprend point encore (ou pas immédiatement) les renversements d’ordre dus aux demi-rotations ou rotations soit du dispositif, soit de l’observateur (de son point de vue propre). Or, en ce qui concerne l’ordre cyclique, on observe au cours du stade II des réussites et des échecs exactement équivalents quant à leur degré de difficulté intuitive : l’ordre cyclique direct est acquis, ce qui correspond donc à l’ordre linéaire inverse, mais seulement si l’on commence par le terme initial ; sinon, il y a échec, de même que pour l’ordre cyclique inverse, ce qui correspond bien aux obstacles relatifs à la demi-rotation ou à la rotation des dispositifs linéaires. Il subsiste d’autre part, dans les deux cas (chapitres I et II) quelques difficultés, au cours du deuxième stade, relatives à la relation « entre » (qui, dans l’ordre cyclique, se présentent sous la forme de problèmes de voisinage). L’intuition articulée, mais rigide, caractérise donc bien le stade II dans les deux domaines. Enfin au stade III toutes les questions sont résolues dans les deux cas.
Un tel parallélisme est d’un vif intérêt pour le problème des rapports entre l’intuition et l’opération : de l’intuition simple ou perceptive à l’intuition articulée à anticipations représentatives rigides et de celle-ci à l’opération, il y a donc la même continuité dans la construction des deux sortes d’ordre. Il s’y ajoute, pour tous deux également, que les difficultés relatives à l’ordre inverse commencent par être plus grandes que celles relatives à l’ordre direct, tandis que ce décalage s’atténue progressivement au fur et à mesure que l’on s’éloigne des niveaux intuitifs initiaux pour se rapprocher de celui de l’opération, c’est-à -dire précisément de l’intuition articulée devenue réversible.