Les Notions de mouvement et de vitesse chez l’enfant ()

Avant-propos a

Ces Ă©tudes sur les notions de mouvement et de vitesse chez l’enfant font suite Ă  celles que nous avons publiĂ©es rĂ©cemment sur la genĂšse de la notion de temps, dont elles sont Ă©troitement solidaires par le fait mĂȘme de l’interdĂ©pendance de ces trois concepts fondamentaux.

Mais n’est-il pas exagĂ©rĂ© de consacrer tout un ouvrage aux seules notions de mouvement et de vitesse dans le dĂ©veloppement mental de l’enfant ? Nous en avons, il est vrai, un trĂšs vif sentiment et le premier objet de cet avant-propos doit ĂȘtre de nous justifier auprĂšs du lecteur. Notre seule excuse est l’état encore Ă©tonnamment global des connaissances que nous possĂ©dons sur l’évolution intellectuelle de l’enfant. Alors que les botanistes ont cataloguĂ© toutes les herbes du globe et que les zoologistes ont comptĂ© les poils de toutes les petites bĂȘtes, et encore Ă  tous les stades de leur ontogenĂšse, la science du dĂ©veloppement de l’enfant — c’est-Ă -dire en fait l’embryologie de l’esprit humain lui-mĂȘme — en est toujours Ă  des Ă©tudes d’ensemble, sur lesquelles les techniques didactiques, mĂ©dico-pĂ©dagogiques, etc., ne sauraient s’appuyer que de la façon la plus empirique.

Or, les concepts de mouvement et de vitesse touchent en particulier Ă  ce domaine de l’enseignement des mathĂ©matiques et des sciences en gĂ©nĂ©ral, dans lequel il serait indispensable de connaĂźtre avec exactitude le mode rĂ©el de dĂ©veloppement des notions, autrement dit leur construction psychologique et non pas simplement logique.

Mais il y a plus et ce n’est pas en cherchant seulement l’utilisation immĂ©diate que l’on aboutira aux applications les plus fĂ©condes de la psychologie. Le mouvement et la vitesse ne sont que des exemples particuliers (et particuliĂšrement simples) Ă  propos desquels on peut Ă©tudier le passage graduel de la pensĂ©e intuitive, encore attachĂ©e aux donnĂ©es de la perception, Ă  la pensĂ©e opĂ©ratoire qui constitue la source de la raison elle-mĂȘme. C’est Ă  ce point de vue gĂ©nĂ©ral que nous nous placerons dans cette Ă©tude et c’est ce qui justifie ses dimensions. En effet, Ă  vouloir traiter de telles questions, ce n’est qu’en examinant minutieusement le dĂ©tail des faits que l’on peut entretenir quelque espoir de ne pas se payer de simples abstractions verbales lorsque l’on procĂ©dera Ă  la synthĂšse.

Nous prendrons en cet ouvrage (comme dans ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©, sur les notions de nombre, de quantitĂ© et de temps chez l’enfant 1) le terme d’« opĂ©rations » dans un sens limitĂ© et bien dĂ©fini : celui d’actions ou de transformations Ă  la fois rĂ©versibles et composables entre elles en systĂšmes d’ensemble. Nous avons cherchĂ© Ă  montrer que, antĂ©rieurement Ă  la formation des « groupes » mathĂ©matiques, qui supposent toujours l’intervention d’une quantitĂ© soit mĂ©trique, soit tout au moins extensive, les opĂ©rations logiques elles-mĂȘmes constituent dĂ©jĂ , sur le plan de la quantitĂ© intensive (simples rapports d’inĂ©galitĂ© entre la partie et le tout) des systĂšmes Ă©galement rĂ©versibles et composables mais beaucoup moins riches, que nous avons appelĂ©s « groupements » 2. Ce sont de tels mĂ©canismes que nous allons retrouver Ă  la base des premiĂšres notions opĂ©ratoires du mouvement et de la vitesse, et cela comme condition prĂ©alable de leur mathĂ©matisation ultĂ©rieure.

De ce point de vue, nous prendrons le terme d’intuition, ou de pensĂ©e intuitive, dans un sens Ă©galement limitatif, et en particulier plus restreint que celui des mathĂ©maticiens : ce sera pour nous la pensĂ©e prĂ©opĂ©ratoire, c’est-Ă -dire celle qui, encore incapable de « groupements » et de « groupes », ne s’appuie que sur des configurations perceptives ou sur les tĂątonnements empiriques de l’action. Il faudrait donc parler, en ce cas, d’« intuition imagĂ©e » ou mĂȘme « perceptive » par opposition Ă  l’intuition rationnelle mais nous nous bornerons, pour abrĂ©ger, Ă  parler d’intuition tout court.

Cela dit, le problĂšme essentiel que nous Ă©tudierons Ă  propos du mouvement et de la vitesse est donc le passage de l’intuition imagĂ©e ou perceptive Ă  la construction des systĂšmes opĂ©ratoires. Nous avions jadis dĂ©jĂ  amorcĂ© l’étude de la notion de mouvement, chez l’enfant, en analysant la maniĂšre dont il cherche Ă  expliquer les mouvements naturels et Ă  leur assigner une cause 3.

Nous avons insistĂ© Ă  cet Ă©gard sur l’animisme de l’enfant, qui attache une conscience et une intention aux mobiles, et surtout sur son finalisme et son dynamisme : tout mouvement tend vers un but et suppose une force substantielle et active ou crĂ©atrice. D’oĂč un certain nombre d’analogies curieuses avec la physique d’Aristote, en particulier l’intervention nĂ©cessaire de deux moteurs, l’un interne et l’autre externe, pour expliquer un mouvement comme celui des nuages ou de l’eau des riviĂšres, et surtout un schĂšme trĂšs systĂ©matique de la « rĂ©action environnante », qui attribue le mouvement des projectiles Ă  l’action en retour de l’air dĂ©placé 4.

Nous ne reviendrons pas sur ces faits dans le prĂ©sent ouvrage, mais il est utile de les rappeler, pour Ă©clairer le dĂ©veloppement opĂ©ratoire des notions de mouvement et de vitesse. En effet, c’est par ce finalisme toujours teintĂ© plus ou moins d’animisme que s’explique l’importance privilĂ©giĂ©e accordĂ©e par les intuitions enfantines au « point d’arrivĂ©e » du mouvement et, par consĂ©quent, au « dĂ©passement » dans l’évaluation des vitesses. Les notions d’ordre ou de « placement » qui jouent, verrons-nous, un rĂŽle fondamental dans la construction de ces notions, s’éclairent Ă  cet Ă©gard, en tant que participant d’une physique imprĂ©gnĂ©e de finalisme et de la notion du lieu propre, dans laquelle les opĂ©rations purement qualitatives ou intensives priment longtemps les opĂ©rations mathĂ©matiques ou extensives. Mais c’est, rĂ©pĂ©tons-le, sur cet aspect opĂ©ratoire du dĂ©veloppement que nous insisterons exclusivement ici.