Journal n°121

Apprendre la langue de l’autre

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La Suisse moderne s’est construite en grande partie sur une gestion savamment dosée de sa diversité linguistique et culturelle. Pour François Grin, professeur à la Faculté de traduction et d’interprétation, cette expérience du multilinguisme demande à être actualisée et enrichie

En quoi l’apprentissage des langues nationales est-il un facteur de cohésion pour la Suisse?

François Grin: La Suisse s’affirme par un projet politique très particulier. Et parmi les pratiques symboliques qui accompagnent ce projet, l’apprentissage de la langue de l’autre joue un rôle central, même si, par la suite, la plupart des Romands et des Alémaniques s’en servent assez peu. Cet effort de connaissance mutuelle est en effet la manifestation très concrète de la volonté d’entretenir une ambition commune. Il est également constitutif de notre identité, qui n’est pas un fait statique, mais plutôt un «agir», une participation au projet politique qu’est la Suisse.

Pourquoi?

Etre Romand signifie être francophone, tout en exprimant une identité différente de celle d’un Français. Et cette différence tient au fait qu’un Romand, grâce notamment à l’apprentissage de l’allemand, a un accès à l’espace culturel germanique. Réciproquement et pour les mêmes raisons, les Alémaniques ne sont pas des Allemands, même si le rapport au plurilinguisme n’est pas aussi marqué outre-Sarine qu’en Suisse romande en raison du poids démographique et du statut majoritaire.

Pourquoi l’anglais ne peut-il pas remplacer la deuxième langue nationale?

Une langue n’est pas uniquement un vecteur d’information et de communication. L’anglais est extrêmement utile du fait qu’il est largement dominant dans les échanges commerciaux et scientifiques internationaux. Mais il ne remplace pas tout, particulièrement dans le contexte d’un projet politique fondé sur la notion d’espace commun autour d’une diversité linguistique et culturelle. L’enseignement bilingue a-t-il un rôle à jouer dans cette perspective? J’en suis convaincu, sauf que la Suisse ne dispose pas actuellement des ressources pédagogiques suffisantes pour généraliser un tel enseignement, surtout au niveau primaire. C’est pourquoi je plaide pour le développement des filières bilingues par le haut, en abaissant peu à peu l’âge à partir duquel elles sont proposées. Il faudrait également élargir horizontalement, de manière à ce qu’un enseignement bilingue soit proposé pour tous les types de formation. Cela contribuerait par ailleurs à motiver les jeunes à l’apprentissage d’une deuxième langue nationale, ceux qui choisissent ces filières pouvant entraîner certains de leurs camarades à suivre la même voie. Un des grands défis de l’enseignement des langues nationales consiste en effet à lui redonner du sens.

A savoir?

Une majorité des jeunes attachent peu d’importance à l’apprentissage d’une deuxième langue nationale. C’est ce qui est ressorti d’une enquête auprès de plus de 40’000 jeunes gens dont nous avons publié les résultats en 2015. Or, il est clair qu’on peut difficilement motiver des adolescents avec des considérations sur l’importance des dimensions symboliques du projet national… Il faut donc avoir recours à d’autres arguments. Certains sont d’ordre économique. Les entreprises sont demandeuses de compétences en langues nationales. Ces dernières facilitent par conséquent l’intégration sur le marché du travail et sont pourvoyeuses de salaires plus élevés. D’autres ont trait à des aspects très personnels, comme l’incitation à suivre une filière bilingue par affinité avec des camarades.

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