Résumés de thèses en FA

Savoirs mis en jeu entre personne soignée et personne soignante lors d’une évaluation de la douleur au moyen d’une échelle visuelle analogue (EVA). Un apport pour l’éducation en santé

Sabine Schär, HEVS - HES-SO Valais

Thèse soutenue le 30 août 2022 à l'Université de Genève

Résumé de thèse

La douleur est classiquement abordée en tant que mesure entre zéro et dix. Cette thèse offre une lecture renouvelée et innovante de cette échelle (EVA) pour reconnaître l’évaluation de la douleur en tant qu’activité hautement significative, investie par des savoirs pluriels mobilisés par la personne soignée et la personne soignante. Au cœur de cette activité, l’EVA constitue un outil médiateur qui ouvre un espace intersubjectif. La thèse a permis de qualifier cet espace comme clinique de réciprocité en questionnant à la fois le statut des savoirs mobilisés, leurs conditions de production et leur mise en circulation.

La posture de recherche adoptée est celle de la chercheuse solidaire au sens de Piron (2017 ; 2018) et de Charmillot (2013) et s’inscrit dans une épistémologie du lien qui valorise la subjectivité de l’autrice et le souci d’autrui en cherchant à réduire des inégalités ou des injustices d’ordre épistémologique. Cette posture se structure à travers deux axes intimement liés :

1) L’adoption d’une posture transdisciplinaire (Darbellay, 2011) qui intègre les savoirs issus hors d’un champ disciplinaire (savoirs expérientiels, savoirs issus du sens commun, savoir professionnels, etc.) en i) transcendant le dogme quantitativiste ; ii) en se positionnant dans une épistémologie pluraliste et dans un décloisonnement à la fois horizontal (décloisonnement des sciences et des disciplines) et vertical par l’intégration d’une épistémologie pluraliste et d’une écologie du savoir qui défend une égalité des savoirs (De Sousa Santo, 2011 ; Rhéaume, 2007).

2) L’adoption d’une démarche compréhensive qui s’intéresse aux structures invisibles, autrement dit à l’espace social qui organise la production des savoirs autour de la douleur. Cette démarche permet de dépasser la dichotomie entre « savoirs profanes » et « savoirs savants » ou encore entre « expliquer » et « comprendre ». A partir de la dialectique individuel /collectif, ou déterminismes/capacités (Schurmans, Charmillot & Dayer, 2008), la démarche compréhensive propose, en s’appuyant sur les sciences critico-reconstructives (Apel, 2002), un troisième espace de pensée et de pratique, exploré par le paradigme de la transaction sociale (Schurmans, 2011).

La recherche a été approuvée en avril 2018 par la Commission cantonale d’éthique de la recherche sur l’être humain (CER-VD). Au total, 32 personnes y ont participé. Deux entretiens test ont été réalisés puis 15 dyades soigné-e/soignant-e ont été constituées, réparties sur deux institutions de soins. La perspective dialectique a été opérationnalisée à travers les trois niveaux transactionnels (biographique, relationnel, institutionnel), et selon un avant-plan (situé, synchronique) actualisé par l’observation directe, et un arrière-plan (institué, diachronique) actualisé par l’entretien semi-directif à caractère biographique. L’analyse des observations directes s’appuie sur la perspective interactionnelle proposée par Filliettaz (2018) et l’analyse des entretiens sur la perspective structurelle de Demazière et de Dubar (2004). Les récits des entretiens ont permis la création d’une typologie commune composée de quatre unités noyaux interreliées :

1) les transactions sociales autour de la douleur : la transaction sociale comme paradigme, à la fois transversal et intégrateur, a permis de dégager la construction de la douleur à la fois dans un axe individuel-collectif et synchronique-diachronique en mettant en évidence une interstructuration entre un avant- et un arrière-plan. L’expérience de la douleur confronte à soi-même (transaction biographique). Les significations à son propos s’élaborent dans des systèmes interrelationnels complexes (transaction intersubjective), dans et hors du champ de la santé et de la formation. Elles s’élaborent également en référence à un cadre normatif qui dicte les manières de percevoir, de manifester ou encore d’évaluer et de traiter la douleur (transaction institutionnelle). Ces transactions sont développées à la fois dans des interactions passées (arrière-plan) et présentes (avant-plan). Lors de l’évaluation de la douleur, elles s’actualisent et se développent en tant que nouvelle séquence transactionnelle ;

2) l’agentité et l’actorialité : la douleur apparaît comme rupture dans la trajectoire de vie ou en tant que cheminement long au cours duquel elle se révèle comme une puissance de changement et de pouvoir libérateur. Entre contraintes et possibles, le concept de normativité (Canguilhem, 1966/2005 ; 1978) permet une nouvelle lecture de la douleur en tant que soi reconfiguré (Marin, 2014) ;

3) la douleur comme expérience vécue universelle, mais qui ramène chacun-e à son statut de sujet : bien que la douleur soit une expérience universellement partagée, la personne qui en souffre l’identifie en tant qu’épreuve subjective et singulière qui altère le rapport à soi et à autrui. Sous une forme extrême, la douleur résiste à sa mise en mots et s’illustre au travers des métaphores qui traduisent son caractère offensant et agressant (« une bombe », « un couteau », « une tempête », « sauter par la fenêtre ») ;

4) expliquer et comprendre la douleur articule une logique positiviste, standardisée et une perspective qui intègre le sujet, sa singularité et l’intersubjectivité dans l’évaluation de la douleur.  

Au final, notre thèse aboutit à la production des connaissances suivantes :

i) la douleur occupe toujours un double statut épistémologique en étant à la fois « interdisciplinaire et [en] n’appartenant à aucune discipline en propre » (Klein, 2007a, p. 136) ;

ii) au-delà d’une mesure, l’évaluation de la douleur est avant tout un espace dialogique hétérogène qui permet de mettre en lumière un emboitement entre savoirs de l’avant- et de l’arrière-plan (Muller Mirza et Dos Santos Mamed, 2021) ;

iii) la douleur peut être abordée comme un objet frontière (Panese, 2010). Elle permet d’interroger les perspectives des participant-es, à chaque fois dans un arrangement nouveau et innovant en explorant les mondes sociaux en interaction, dans le « ici et maintenant » de la situation et le « ici ou ailleurs autrefois ». Autrement dit, le présent de la situation est reconfiguré en tant que nouvelle situation transactionnelle, ceci à l’intersection de l’individualité et de la collectivité, de la synchronie et de la diachronie ;

iv) la douleur permet de convoquer une clinique de la reconnaissance (Panese, 2010) qui émerge dans un dialogue intersubjectif entre personne soignée et personne soignante. L’évaluation de la douleur est un système apprenant qui convoque des savoirs et des dynamiques d’apprentissages réciproques qui se situent dans et hors de la situation de soin ;

v) la typologie élaborée constitue un apport dans le champ de l’éducation en santé.  Elle met en évidence l’évaluation de la douleur en tant qu’espace partagé en termes de co-construction, de mutualisation et de réciprocité qui engage à la fois un regard clinique et la normativité, tous deux singuliers (Descarpentries, 2020).

 

Notes de l’autrice

Lien de la thèse : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:163345

 

Directrice de thèse :

 

Maryvonne Charmillot, Université de Genève

Jury de thèse :

Maryvonne Charmillot (directrice), Université de Genève

Kristine Balslev, Université de Genève

Frédéric Darbellay, Université de Genève

Jacqueline Descarpentries, Université Paris 8

Nathalie Muller Mirza, Université de Genève

 

31 janv. 2023

2022