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L'espéranto comme élément d'une politique linguistique complexe


Intervention du Prof. François Grin à l’occasion de la remise en valeur de la plaque commémorative Zamenhof à Genève, 12 rue du Vieux-Collège, le 28 août 2009.


Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs,

Lorsque j’ai reçu, au début de l’été, une invitation à dire quelques mots à l’occasion de la réinstallation et mise en valeur de la plaque rappelant le séjour dans notre ville de Ludwig Lazare Zamenhof, j’ai été un peu surpris. D’abord parce que j’ignorais qu’il existât à Genève une plaque commémorant un séjour du fondateur de l’espéranto.

Mais surtout parce que je ne suis aucunement un spécialiste de l’espéranto ; je ne parle malheureusement pas cette langue, je ne fais pas partie d’un cercle espérantiste, et ma première réaction a été de dire qu’il y avait bien des gens infiniment mieux placés que moi pour intervenir en cette occasion.

Mais les organisateurs voyaient malgré tout un sens à ce que je dise quelques mots. Et si les quelques idées que je peux partager avec vous ne portent pas sur la vie de Zamenhof ni sur l’espéranto lui-même, elles concernent néanmoins la contribution que l’espéranto pourrait apporter à la résolution de questions importantes sur le plan social, politique, et même économique.

J’aimerais donc vous dire quelques mots qui concernent l’espéranto, mais sous l’angle de la politique linguistique.

  • La politique linguistique, c’est le vaste domaine de réflexion et d’action qui touche, par exemple, à la protection des langues menacées, comme le romanche ou le gaélique d’Irlande.
  • C’est aussi de ce domaine que relève le débat sur l’enseignement des langues : quelle(s) langue(s) étrangère(s) enseigner dans les systèmes scolaires ? Et parmi celles-ci, quelles langues enseigner d’abord ? Dans toute la Suisse romande, le choix est clair : allemand d’abord, anglais ensuite. Mais ce n’est pas aussi clair dans certains cantons de Suisse alémanique, qui ont décidé de mettre l’anglais d’abord.
  • La politique linguistique se penche aussi sur des questions telles que les langues à employer pour la communication dans des organismes nécessairement plurilingues. Et on pense tout de suite, bien entendu, à l’Union européenne, avec ses 27 membres et ses 23 langues officielles: il s’agit là d’un problème qui relève de ce qu’on appelle la communication multilingue.

C’est à l’égard de cette dernière question que l’espéranto est intéressant – pas forcément comme solution unique et totale, mais comme élément extrêmement utile d’une solution.

En effet, face à des problèmes de communication multilingue, on entend en général proposer trois solutions.

Premièrement, traduire et interpréter tous azimuts. C’est possible, mais c’est assez lourd. Si dans certaines circonstances, c’est une excellente solution, dans d’autres circonstances, cela alourdit et ralentit la communication (par exemple pour le fonctionnement de petits groupes de travail).

Deuxièmement, pousser les gens à être multilingues. C’est une excellente idée, mais si elle marche, en principe, dans un contexte où il n’y a pas trop de langues (comme dans la Berne fédérale, par exemple), elle est vite insuffisante quand on a beaucoup de langues (comme dans les institutions européennes à Bruxelles). Inévitablement, les gens vont « graviter » vers un petit nombre de langues, et cela fait nécessairement passer toutes les autres au deuxième rang. Et c’est un processus centripète : ce mouvement gravitationnel finit par privilégier une seule langue, au détriment de toutes les autres.

C’est bien pour cela que bien des gens avancent une troisième solution, à savoir : n’utiliser qu’une seule langue, plus précisément l’anglais. Or on sait que ceci constitue, peut-être paradoxalement, une solution très chère, parce qu’elle oblige plus de 90% de l’humanité, et quelque 84% des résidents de l’Union européenne, à investir beaucoup de temps et d’argent dans l’apprentissage d’une langue difficile. Les seuls qui en profitent vraiment, ce sont ceux dont c’est la langue maternelle. Comment économisent-ils ? En n’apprenant pas les langues étrangères ! Et ils peuvent se le permettre car ce sont les autres qui font l’effort et la dépense pour eux. Le Royaume-Uni économise ainsi des milliards d’Euros par année, car à l’exception d’une mince élite, on n’y fait plus sérieusement d’effort d’apprentissage des langues étrangères.

Je tiens à souligner que le problème, ce n’est pas l’anglais lui-même. La situation serait la même si c’était non pas l’anglais, mais le français, l’estonien ou le kirghiz qui se trouvait en position dominante. Le vrai problème, donc, c’est l’hégémonie linguistique, quelle que soit la langue au profit de laquelle elle s’exerce.

Dès lors, que faire ? Je crois (et c’est du reste dans cette direction que s’orientent les développements les plus récents de la recherche) qu’il faut apprendre à raisonner avec des politiques linguistiques complexes qui combinent plusieurs stratégies : l’apprentissage des langues étrangères, évidemment ; de la traduction et de l’interprétation là où c’est nécessaire ; une langue comme l’anglais aussi, bien sûr, mais en veillant à éviter des positions dominantes ; le développement de ce qu’on appelle « l’intercompréhension » (c’est-à-dire lire et comprendre la langue de l’autre, sans forcément savoir aussi la parler ou l’écrire) et, avec ces différentes mesures, de l’espéranto aussi.

L’espéranto fait partie d’une stratégie complexe, adaptée à la diversité des situations de communication. Et c’est une langue qui a des atouts considérables : facilité d’apprentissage, flexibilité intrinsèque, et surtout, le fait qu’elle favorise une véritable égalité entre les locuteurs de différentes langues. Cette égalité n’est peut-être pas parfaite — par exemple parce que le vocabulaire de l’espéranto puise surtout au fonds des langues latines — mais cette égalité va beaucoup plus loin, dans l’espéranto, que dans le cas de n’importe quelle autre langue.

Tout cela a une importance particulière pour Genève en tant que ville internationale. Être une ville internationale, ce n’est pas simplement tout faire en anglais ; être une ville internationale, c’est être une ville multilingue ; et comme on vient de le voir, un multilinguisme soutenable suppose des politiques linguistiques complexes, qui recourent simultanément à plusieurs stratégies ; et parmi ces stratégies, il y a assurément une place pour l’espéranto que Ludwig Lazare Zamenhof a lancé il y a environ 120 ans.

Je vous remercie de votre attention.


2 octobre 2009
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