8 octobre 2020 - Alexandra Charvet

 

Analyse

Les proches, victimes collatérales du système carcéral

Un ouvrage met en lumière les souffrances des proches de personnes incarcérées. Facile d’accès, il constitue une ressource pour les familles concernées et pour les professionnel-les de la justice pénale, la thématique étant largement passée sous silence en Suisse.

 

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Près de 7000 personnes sont actuellement incarcérées en Suisse, en détention provisoire ou en exécution de peine. Assistante au Département de droit pénal, Sophie de Saussure signe un ouvrage qui s’intéresse aux difficultés rencontrées par les proches des personnes incarcérées et aux enjeux humains, sociaux et juridiques en lien avec l’intervention pénale. Entretien.

 

LeJournal: Qu’est-ce qui vous a encouragée à travailler sur la thématique des proches de personnes incarcérées?
SophiedeSaussure_medaillon.jpgSophie de Saussure: Bien qu’elle touche un certain nombre de personnes, la question est encore peu explorée. La population concernée est très mal connue en Suisse, ce qui explique notamment l’absence de politiques publiques en la matière. Le premier objectif du livre était de rendre visible la problématique. L’ouvrage fait ainsi l’état des connaissances sur la question en balayant tout le champ de la procédure pénale, que ce soit l’arrestation, la détention provisoire, le procès, l’exécution de la peine ou la sortie de prison.

Dans le cas d’une incarcération, quelles sont les principales difficultés rencontrées par les proches?
Elles sont d’abord économiques, avec la perte d’un salaire au sein de la famille et les frais de justice qui s’accumulent. Les coûts des visites peuvent également être importants: il est parfois nécessaire de prendre un congé et les frais de déplacement peuvent se révéler élevés. Les difficultés se situent également sur le plan social et émotionnel: il y a, d’une part, la souffrance engendrée par la séparation et, d’autre part, une certaine stigmatisation. Avouer que son conjoint ou que son enfant est en prison est une chose difficile qui peut conduire certains individus à s’isoler socialement et à taire la situation. On observe aussi une fragilisation des liens avec la personne détenue, voire la mise en péril de la relation. Une incarcération représente souvent un immense bouleversement pour les proches et peut être très dévastatrice. Mais il importe de relever qu’elle peut aussi apporter un soulagement, voire une forme de protection, par exemple en cas de violences domestiques. Chaque expérience de l’incarcération est singulière.

Les proches des personnes incarcérées ne sont-elles/ils pas protégé-es légalement?
Les proches bénéficient du droit au respect à la vie privée et familiale garanti par la Constitution suisse et la Convention européenne des droits de l’homme. Les enfants bénéficient également des droits prévus par la Convention relative aux droits de l’enfant. Mais dans le contexte carcéral, leurs droits sont difficiles à faire valoir, surtout pour les enfants qui ont difficilement accès à la justice. Je peux citer en exemple le cas récent d’une mère célibataire, avec deux enfants à charge, condamnée à 4 ans ½ de privation de liberté pour des infractions commises il y a une dizaine d’années. Elle a cherché à obtenir des conditions d’incarcération compatibles avec le bien-être de ses enfants, comme l’exécution de sa peine à domicile avec un bracelet électronique ou le report de l’exécution de sa sentence, mais ses arguments ont été balayés par le Tribunal fédéral, notamment au motif qu’elle n’avait pas la qualité pour agir au nom de ses enfants.

La situation des proches est-elle mieux prise en compte dans d’autres pays?
En 1997 déjà, le Conseil de l’Europe plaidait pour une aide d’urgence aux familles pour surmonter les difficultés économiques liées à une incarcération et invitait à développer les services sociaux en faveur des familles de détenu-es. En 2018, il a émis une Recommandation concernant les enfants de détenu-es qui invite les États membres à prendre en compte les besoins des enfants dont les parents sont incarcérés dans le cadre d’une stratégie nationale, pour soutenir et protéger efficacement leurs droits. Plusieurs pays d’Europe commencent à mettre en place des mesures en ce sens. Autre exemple, au Brésil les femmes arrêtées pour des infractions non violentes avec des enfants à charge âgé-es de moins de 12 ans ne sont pas détenues préventivement mais assignées à résidence. Même s'il n'y a pas de «solution miracle», on voit qu’il existe d’autres manières de procéder qu'en Suisse, où le droit pénal est en quelque sorte aveugle aux conséquences de son action, ce qui peut placer de jeunes enfants dans des situations de vulnérabilité.

Votre livre propose quelques pistes pour améliorer la situation. Quelles sont-elles?
Il s’agit au minimum de se poser la question des proches tout au long de la procédure. Les acteurs/trices judiciaires sont souvent conscient-es du problème, mais n’ont ni le temps ni les outils pour prendre en considération les proches. L’Angleterre a, par exemple, émis une directive en 2019 stipulant que les tribunaux doivent obligatoirement disposer de toutes les informations pertinentes relatives aux enfants de la personne condamnée au moment où ils fixent une peine. Le Ministère de la justice italienne a, quant à lui, signé, en 2014, une Charte des droits des enfants de parents emprisonnés qui vise à favoriser les relations et à mettre en place une collecte systématique des informations sur les enfants. Une telle collecte serait indispensable en Suisse pour dresser un profil de la population concernée, car ces données sont inexistantes.

Considérez-vous que l’on emprisonne trop aujourd'hui?
Ce qui est sûr, c’est que la prison éprouve des difficultés à remplir certaines des fonctions qu’on lui attribue, comme dissuader sérieusement de commettre des infractions. La question des proches est utile pour montrer les effets négatifs de la prison au-delà de la personne incarcérée, mais ce n’est qu’un des coûts sociaux de la prison. Le Grand Conseil genevois vient de refuser le projet de construction de la prison des Dardelles. Les implications sociales de l’usage de la prison ont certainement pesé dans cette décision. Le crédit d’investissement qui était prévu (près de 260 millions) pourrait être alloué à des projets plus constructifs – accès au logement, à l’alimentation et aux soins notamment en matière de santé mentale et d’addiction, insertion –, qui aideraient fort probablement à diminuer le nombre de personnes incarcérées.

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Sophie de Saussure
Condamner une personne, punir ses proches?
Les Éditions de l’Hèbe, 2020

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