10 décembre 2020 - Alexandra Charvet

 

Analyse

Vers une taxation des entreprises numériques

Les multinationales actives dans le domaine du numérique sont soumises à l’impôt uniquement dans les pays où elles sont établies physiquement. Un manque à gagner pour certains États qui fait débat. Expert en droit fiscal, Xavier Oberson livre son analyse.

 

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Centre de distribution Amazon à Mönchengladbach (Allemagne), décembre 2019.
Photo: I. Fassbender/AFP

 

Faire ses achats sans sortir de chez soi, regarder un film en streaming, télétravailler en pyjama: l’arrivée d’Internet et des nouvelles technologies a complètement chamboulé nos modes de vie. Ces changements ont aussi pour conséquences la transformation des professions classiques et la suppression de nombreux emplois. Pour y remédier, le professeur Xavier Oberson, spécialiste en droit fiscal, avait déjà suggéré de taxer les robots (lire cet article). Le 1er décembre dernier, il était l’invité de la cérémonie de remise des diplômes du CAS Digital Finance Law pour s’exprimer sur le nouveau défi que la place financière suisse devra, selon lui, relever: la taxation des entreprises numériques.

Les premiers travaux pour appréhender la problématique de ce qui s’appelait alors le «commerce électronique» ont été entrepris dès les années 1990 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le système fiscal montrant alors ses premières lacunes. La répartition entre États des bénéfices générés par les entreprises multinationales se basait en effet à l’époque sur des règles de partage qui découlaient d’un compromis international initié à Genève au sortir de la Première Guerre mondiale, sous l’égide de la Société des Nations (convention de double imposition). «Le problème est que l’idée maîtresse de ce consensus s’applique encore aujourd’hui: pour qu’un État puisse taxer une entreprise internationale, celle-ci doit avoir une présence physique sur son territoire, explique Xavier Oberson. En droit fiscal, on parle d’établissement stable (permanent establishment), une appellation datant des années 1920.» Le professeur relève que ce concept ne fonctionne plus avec les entreprises numériques, celles-ci pouvant offrir leurs services dans un pays sans y avoir nécessairement une présence physique. En outre, ces entreprises peuvent délibérément choisir d’établir leur siège dans un État proposant une fiscalité favorable, de sorte que l’immense majorité de leurs bénéfices échappe à l’impôt. De ce fait, la problématique se retrouve aujourd’hui au sommet de l’agenda de toutes les grandes organisations internationales, l’OCDE en tête, mais aussi de celui de l’Union européenne (UE) et de l'Organisation des Nations unies (ONU).

Pionnière dans ce domaine, l’OCDE a lancé le programme BEPS, une véritable révolution du droit fiscal international, dont l’un des plans d’action est consacré à un meilleur système d’imposition des entreprises numériques. Mais comme aucun consensus n’a pu être trouvé parmi les stratégies proposées, l’idée d’un système à deux piliers a été lancée en janvier 2019, le premier visant à modifier les règlesd’attribution des bénéfices en faveur de l’État du marché, le second préconisant un taux minimal d’imposition des sociétés. Objectif: parvenir à un consensus international d’ici à juin 2021. À ce stade, le professeur Oberson observe paradoxalement une convergence de vues entre la Chine, l’Inde et les États-Unis, qui pourraient être les grands gagnants d’un tel système. En effet, de par la taille de leur population, ces États verraient leur droit d’imposition augmenter. Ce modèle se révèle par contre peu favorable pour des États peu peuplés comme l’Irlande ou la Suisse. Le conseiller fédéral Ueli Maurer a d’ailleurs récemment évoqué la perte potentielle de milliards de francs suivant la solution adoptée, puisque la Suisse est le siège de nombreuses sociétés actives dans le domaine.

L’Union européenne, quant à elle, a présenté deux projets de directive en 2018. La première concerne une nouvelle règle d’imposition en fonction d’une «présence numérique significative», basée sur le nombre d’utilisateurs, la quantité de transactions ou le chiffre d’affaires. La seconde prévoit une taxe sur les services numériques (digital sales tax). L’Union européenne a d’ores et déjà annoncé que, faute d'un accord avec l'OCDE sur la réforme du système fiscal international d’ici à mi-2021, elle mettrait en œuvre son paquet fiscal. Enfin, un troisième groupe constitué par les pays en voie de développement s’intéresse également à la fiscalité du numérique: «Leur initiative est légitime, relève Xavier Oberson. Même si le cadre de l’OCDE se veut inclusif, ces pays se sentent mis à l’écart. En outre, les mesures prévues nécessitent une lourde infrastructure technologique pour les administrations fiscales.» L’ONU planche ainsi sur un modèle de double imposition introduisant une nouvelle forme de partage permettant aux États de taxer à la source les paiements aux sociétés numériques.

«Ces travaux ne sont que des projets, précise le professeur. Concrètement, aucune norme n’est encore entrée en vigueur. C’est pourquoi certains États ont commencé à introduire des taxes unilatérales sur les services digitaux, comme l’Inde, Israël, ou la Slovaquie. La multiplication de ces taxes pourrait créer une sorte de chaos international, avec des impositions multiples frappant des chiffres d’affaires bruts.» Selon Xavier Oberson, ce problème d’équité ne peut que s’accentuer avec la pandémie, les entreprises gagnantes de la crise sanitaire étant justement celles qui sont actives dans le domaine, comme Zoom ou Amazon. «Il est clair que le système doit être réformé, constate le spécialiste. Il repose sur des piliers qui ont été mis en place il y a un siècle et qui ne sont absolument plus adaptés à l’économie actuelle. Cela étant, l’ampleur et la complexité des normes à venir pourraient bien s’avérer dissuasives en regard des bénéfices attendus. La taxation des sociétés est certes un impôt important, mais n’est de loin pas la source majeure des ressources fiscales pour les États.»

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