16 novembre 2023 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

Droit suisse et médecine procréative

Les techniques de procréation médicalement assistée se développent rapidement. La réglementation en la matière n’est cependant pas la même partout. Une thèse de droit s’est penchée sur la situation suisse.

 

 

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Fécondation in vitro d'un ovule par injection de spermatozoïde. Image: DR


En Suisse, 10 à 15% des couples sont confrontés à un problème de fertilité. Pour y remédier, ils sont quelque 3000 chaque année à entamer un processus de procréation médicalement assistée (PMA). Ce dernier englobe, selon la loi fédérale sur la PMA, «les méthodes permettant d’induire une grossesse en dehors de l’union naturelle de l’homme et de la femme, en particulier l’insémination, la fécondation in vitro avec transfert d’embryons et le transfert de gamètes». Les techniques se développent rapidement et soulèvent des questions complexes sur les plans éthique et juridique. Dans ce contexte, chaque pays se positionne et définit les limites de ce qui est autorisé sur son territoire, créant des disparités d’accessibilité à la PMA.

 

En Suisse, la réglementation est relativement restrictive et pousse un certain nombre de futurs parents à recourir à la médecine procréative au-delà de la frontière. Dans sa thèse «Procréation médicalement assistée transfrontalière. L’insularité juridique suisse à l’épreuve de la mondialisation», menée sous la direction de Philippe Ducor, professeur à la Faculté de droit de l’UNIGE, Urdur Ua Gudnadottir s’est intéressée à l’historique de la réglementation suisse afin de comprendre les raisons de son caractère restrictif, de la comparer aux législations de différents pays d’Europe plus libéraux en la matière et de la mettre à l’épreuve des études scientifiques les plus récentes. Entretien.

LeJournal: Quel était le périmètre de votre thèse?
Urdur Ua Gudnadottir: J’ai examiné les réglementations en vigueur en Suisse, en Espagne, au Royaume-Uni, en Belgique et au Danemark pour ce qui concerne le don de sperme, d’ovocytes, d’embryons ou de mitochondries, ainsi que la gestation pour autrui.

Quelle est la réglementation en Suisse à ce sujet?
Elle est plutôt conservatrice. Le don de sperme est autorisé, mais uniquement pour des couples mariés. Les femmes seules ou les couples non mariés ne peuvent y accéder. Le don d’ovocytes (ou ovules) est, quant à lui, proscrit, alors qu’il est légal dans un grand nombre de pays européens. Les dons d’embryons ou de mitochondries, de même que la gestation pour autrui, désignée comme maternité de substitution dans le droit suisse, sont également interdits.

Comment s’expliquent ces différences?
Certaines conditions, que l’on estime nécessaires pour préserver le bien de l’enfant en droit suisse, ne sont pas présentes dans les autres réglementations que j’ai étudiées. La condition du mariage, par exemple, se rencontre rarement ailleurs. Des arrangements beaucoup plus variés sont possibles. En Espagne, toute femme âgée d’au moins 18 ans, si elle a la capacité d’agir, indépendamment de son état civil, de sa situation de couple et de son orientation sexuelle, peut ainsi recourir au don de sperme, d’ovocytes ou d’embryons.

Cette disparité d’accessibilité à la médecine procréative pousse des résident-es suisses à y recourir au-delà de la frontière. Connaît-on la proportion de personnes concernées?
Selon une étude de l’Université de Berne, qui a collecté des données en Suisse et à l’étranger, auprès de gynécologues et de centres de procréation médicalement assistée, environ 500 personnes par année se rendent à l’étranger pour bénéficier de techniques de PMA. Mais il est difficile de garantir la fiabilité de ces chiffres, notamment parce qu’un certain nombre le fait de manière autonome après avoir pris les renseignements sur internet.

Considère-t-on cette pratique comme illégale?
Non, en raison du principe de territorialité qui veut que le droit suisse s’applique sur le territoire suisse et pas à l’étranger. En ce qui concerne la gestation pour autrui, le Tribunal fédéral considère tout de même qu’il s’agit d’une forme de fraude à la loi. Et pour les couples qui ont fait appel à une gestatrice à l’étranger, la reconnaissance des liens de filiation une fois de retour en Suisse peut s’avérer compliquée. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière est toutefois assez abondante et permet une évolution importante de la question, notamment pour le bien de l’enfant.

Vous avez confronté la législation suisse aux dernières données scientifiques, quelles conclusions en tirez-vous?
En m’appuyant sur des études en psychologie, sur le bien de l’enfant par exemple, je considère que le critère du mariage, et même celui du couple, ne respecte pas le principe de la proportionnalité et n’est pas nécessaire pour garantir le bien de l’enfant. À mon sens, les femmes seules et les couples non mariés devraient donc aussi pouvoir accéder au don de sperme en Suisse. Pour le don d’ovocytes, je n’ai pas trouvé de raison suffisamment forte qui justifie son interdiction. D’après moi, cette dernière ne respecte pas non plus le principe de la proportionnalité, notamment pour des questions d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes infertiles.

Le don d’ovocytes pourrait-il être considéré comme équivalent au don de sperme?
Il ne peut pas être strictement équivalent, parce que les risques sont plus importants, mais, moyennant une information suffisante des donneuses, on peut estimer qu’elles accordent un consentement libre et éclairé. Interdire le don d’ovocytes pour protéger les femmes d’elles-mêmes est une attitude un peu paternaliste.

Dans votre travail, vous avez également examiné la question de l’anonymat. Qu’en est-il?
Le droit suisse est plutôt précurseur dans le domaine. Grâce à un droit constitutionnel datant de 1992, les enfants né-es de dons ont un accès assez large aux informations sur le donneur (nom, prénom, adresse, profession, aspect physique, etc.), mais seulement à leur majorité. De l’avis de la Commission nationale d’éthique, cet âge pourrait être avancé à la capacité de discernement qui est évaluée au cas par cas.

N’est-ce pas le cas partout?
Non. Bien qu’un mouvement général tende de plus en plus à ouvrir l’accès à ce type d’informations, il n'y a pas encore de consensus à ce sujet. En Espagne et en Belgique, par exemple, le système d’anonymat est encore assez strict, tandis qu’au Danemark, on privilégie un système à deux entrées: c’est aux futurs parents qu’il revient de choisir un don ouvert ou fermé.

 

La reproduction médicalement assistée fera l'objet d'un colloque international les 29 et 30 novembre prochains. Abordant la thématique dans une perspective de genre, le colloque intitulé Reproductive Trouble? Gender, Technology, Politics rassemblera 25 chercheurs/euses internationaux/ales juniors et seniors.

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