25 mars 2021 - Anton Vos

 

Analyse

«L’OMS devrait avoir un droit d’inspection comme ce qui se fait dans le nucléaire»

Dans son dernier livre, «Covid, le bal masqué», l’épidémiologiste genevois Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’UNIGE, tire les leçons de l’épidémie de Covid-19.

 

 

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Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’UNIGE


Depuis que le virus du Covid-19 a commencé à se répandre dans la population humaine, les épidémiologistes ont été propulsés à la une des journaux, au-devant des micros des radios et sur les plateaux de télévision. Un an après le début des faits, on les retrouve désormais aussi sur les présentoirs des librairies. L’un d’eux, en l’occurrence, est Antoine Flahault, professeur et directeur de l’Institut de santé globale (Faculté de médecine). Le médecin genevois signe en effet un livre, Covid, le bal masqué, ouvrage dans lequel il analyse les réponses et les résultats des États face à la progression de cette maladie hautement contagieuse qui est devenue en 2020 la première cause de mortalité dans le monde. Entretien.

 

LeJournal: En 2003, la Chine a été vivement critiquée pour avoir, entre autres, caché le début de l’épidémie de SRAS (qui a causé en quelques mois la mort de 3000 personnes sur environ 8000 infections détectées). Ce pays a-t-il fait des progrès depuis?

Antoine Flahault: La Chine était, objectivement, bien mieux préparée à faire face à une épidémie en 2019 qu’en 2003. Elle s’est montrée bonne élève de la santé globale durant cette période et elle a fait un bond qualitatif et quantitatif d’envergure tant en termes de surveillance épidémiologique que d’infrastructures notamment en biologie moléculaire. Toutefois, au moment où est apparu le virus du Covid-19, les autorités chinoises ont trop tardé à dire qu’il s’agissait d’une maladie à transmission interhumaine. De plus, le gouvernement n’a pas appliqué le principe de précaution élémentaire consistant à suspendre immédiatement tous les transports depuis et vers Wuhan afin de stopper la progression de l’épidémie dans le pays et à l’international. Entre le 1er et le 20 janvier, des centaines d’avions ont ainsi pu continuer à atterrir et à décoller vers le reste du pays et du monde alors que les médecins chinois qui étaient en première ligne – comme le lanceur d’alerte Li Wenliang qui a succombé à la maladie – avaient rapidement compris que le virus était contagieux. C’est durant cette période cruciale du démarrage de l’épidémie que la Chine aurait pu faire mieux au lieu d’annoncer de manière immodeste qu’elle allait contrôler la situation, ce qui s’est vite avéré un objectif intenable. Il faut reconnaître que cet objectif l’aurait probablement également été pour n’importe quel autre pays. Mais nous pouvons regretter que, dans ce cas précis, des experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’aient pas été invités à se rendre d’urgence sur place pour évaluer avec leurs collègues chinois le risque de propagation et de pandémie. En ne se fiant qu’au seul discours officiel chinois, l’OMS n’a estimé que ce virus émergent était transmissible entre humains que le 20 janvier 2020, soit trois semaines après avoir eu connaissance des premiers cas à Wuhan.

 

Est-ce que cette erreur initiale est imputable au fait que la Chine est une dictature?

Les travers habituels de la dictature communiste chinoise ont empêché de trouver des solutions agiles, transparentes, rapides et efficaces dans les tout premiers jours de la pandémie. Dans un pays où l’information est verrouillée, où les scientifiques ne s’expriment pas librement, où les réseaux sociaux sont très surveillés, l’information a mal circulé entre les différents niveaux locaux, régionaux et nationaux du pouvoir et cela a été dommageable à l’humanité entière. Dès le 23 janvier, la Chine a certes mis en place une réponse qui impressionne le monde entier avec la construction de deux hôpitaux de campagne de 2600 lits en une dizaine de jours à peine et un confinement strict de la ville de Wuhan puis de la province du Hubei. Mais le virus aura eu le temps de s’échapper pour aller contaminer toute la planète.

 

L’OMS a été la cible de nombreuses critiques. On lui reproche notamment d’avoir été trop conciliante avec la Chine. Qu’en pensez-vous?

Les États membres aimeraient que l’OMS joue le rôle de chef d’orchestre dans les crises sanitaires mondiales mais en même temps ils refusent de lui donner une baguette. Reprocher à l’agence onusienne de ne pas faire ce qu’elle n’a simplement pas les moyens de faire, c’est injuste et peut-être même un peu lâche. Le Bureau exécutif de l’OMS, qui regroupe les représentants des gouvernements de 47 des 194 États membres, dont les États-Unis à cette époque, s’est réuni en janvier 2020. Il y a à peine été question du coronavirus. Cet organe de gouvernance de l’organisation onusienne n’a jamais demandé de comptes au directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus. Il ne lui a pas demandé d’aller enquêter à Taïwan, au Japon ou en Corée du Sud. Un conseil d’administration de n’importe quelle entreprise aurait certainement décidé, en pareille situation, de se réunir toutes les deux semaines et fixé un plan de travail à son directeur général qui serait venu rendre des comptes à chaque séance. Il n’en a rien été. On peut y voir davantage une démission de l’ensemble de la communauté internationale qu’un problème de fonctionnement interne de l’organisation.

 

Une délégation de l’OMS s’est finalement rendue en Chine en janvier 2021…

Oui, mais elle n’a pas réussi à en savoir plus, notamment sur l’origine du coronavirus, dont on suspectait qu’il venait d’une chauve-souris avant d’être passé par un hôte intermédiaire comme le pangolin ou le vison. Certains exprimaient aussi des doutes sur une possible fuite de laboratoire. La Chine, en tout cas, n’a pas spontanément ni immédiatement demandé qu’une délégation internationale vienne enquêter sur son propre territoire. Cela dit, quel autre pays l’aurait fait? Quoi qu’il en soit, maintenant, c’est trop tard. On n’aura sans doute jamais les réponses à ces questions. On dirait parfois que les États n’ont rien appris des crises passées. C’était déjà ainsi pour le SRAS en 2003. On n’a pas donné plus de moyens à l’OMS pour intervenir précocement lors de l’épidémie actuelle. Et on n’est pas sûr qu’on lui en donnera davantage pour la crise suivante.

 

Faudrait-il réformer l’OMS?

L’OMS devrait avoir un droit d’inspection international équivalent à ce qui se fait déjà dans le domaine de la chimie et du nucléaire. Dans ces deux secteurs, des organisations internationales sont en effet habilitées à venir à tout moment inspecter les installations qu’elles souhaitent dans les pays signataires des traités. Elles peuvent ainsi visiter les lieux de leur choix et avec les experts qu’elles désignent sans avoir à négocier ni à parlementer avec le pays hôte. Avec un tel pouvoir, l’OMS pourrait inspecter des hôpitaux, des laboratoires, des agences de sécurité sanitaire, des fermes de visons (qui ont été atteints par le coronavirus notamment au Danemark) ou encore consulter des dossiers médicaux sans demander l’autorisation des pays concernés. Une commission a été créée à la demande de l’Assemblée mondiale de la santé (l’organe de gouvernance qui regroupe les 194 États membres de l’OMS) en mai 2020 pour évaluer la réponse de l’OMS au Covid-19. Le directeur général a désigné le 9 juillet 2020 deux présidentes pour cette commission, à savoir l’ex-première ministre néozélandaise Helen Clark et l’ancienne présidente du Liberia Ellen Johnson Sirleaf. La commission a bientôt terminé son travail et je pense que la question de l’inspection indépendante sera soulevée dans le rapport. En tout cas, cela me semble indispensable.

 

Le monde francophone a été marqué par le cas Didier Raoult, le directeur de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) en maladies infectieuses de Marseille. Dans votre livre, vous en dressez un portrait nuancé…

Didier Raoult est un homme remarquablement intelligent. Ce n’est pas un professeur Nimbus farfelu. L’IHU qu’il dirige est un des instruments du Programme d’investissements d’avenir lancé par l’ancien président de la République française Nicolas Sarkozy. Le budget qui lui a été alloué à cette occasion lui a permis de développer un outil efficace et innovant pour faire face justement à une menace pandémique: un gros hôpital doté du matériel nécessaire pour réaliser du séquençage génétique, des tests et des traitements. Mis à part son militantisme pour l’hydroxychloroquine, dont aucune étude n’a pu montrer une quelconque efficacité contre le Covid-19, Didier Raoult a eu des fulgurances intéressantes. Bien avant beaucoup de gens, il a compris que les tests pouvaient jouer un rôle très important dans la gestion de la pandémie. Un peu comme Christian Drosten, le virologue allemand qui a été très médiatisé dans son pays. Mais ce dernier, contrairement à Didier Raoult, n’est pas un personnage clivant. Il est consensuel et apprécié de ses pairs. Il parle avec ses collègues sans qu’ils se sentent méprisés ou humiliés. Les travers de la personnalité de Didier Raoult le rendent parfois pénible. J’ai été membre, bien avant la pandémie, du Conseil scientifique de son IHU. Les réunions étaient souvent insupportables. Il traitait les participants avec mépris, parfois même ses propres collaborateurs. Ses interventions étaient de longs monologues et la contradiction toujours malvenue. Nous sommes plusieurs à être partis dès la première pause lors des séances qu’il organisait. Malheureusement, son caractère clivant a eu comme résultat que ses messages, même intéressants, ne sont pas passés. Cela dit, localement, il reste très écouté. C’est même une star. Il a su trouver des soutiens et des financements auprès des politiques de sa région, la Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Et il a su les mettre au service de sa région qui a d’ailleurs obtenu, durant la première vague, des résultats se situant entre ceux de la Suisse et de l’Allemagne, c’est-à-dire les régions les plus performantes d’Europe.

 

Dans votre livre, vous citez de nombreux pays qui ont développé des stratégies différentes face au Covid-19. Les bons exemples sont toutefois souvent des îles ou des dictatures. Y a-t-il des leçons utiles à en tirer pour la Suisse?

Quand on essaye d’identifier les raisons du succès face au Covid-19, on est très surpris de remarquer qu’aucun déterminant ne semble se détacher aisément. Les régions concernées sont en effet souvent des îles, des presqu’îles, parfois des pays démocratiques, souvent des pays dictatoriaux. Mais on trouve aussi des pays pauvres et continentaux comme le Vietnam, la Thaïlande et plusieurs pays d’Afrique subsaharienne qui enregistrent de meilleurs résultats que les pays riches. Il n’y a pas de profil type. On aurait probablement aimé montrer que les pays démocratiques, ouverts sur le monde et dotés d’un bon système de santé étaient la clé du succès. Force est de constater que ce n’est pas le cas. En fait, le seul facteur qui me semble clairement associé à de bonnes performances, c’est le choix d’une stratégie qui vise la circulation minimale et contenue du virus avec, comme objectif déclaré, l’élimination du Covid-19. Des pays comme le Japon, la Corée du Sud, le Pakistan entrent dans ce cadre et enregistrent des indicateurs de performances sanitaires, économiques ou de vie sociale exceptionnels. Une des tactiques, adoptée par le Japon et que je décris dans mon livre, consiste à remonter toutes les chaînes de transmission, sans exception, par la recherche rétrospective des contacts. Le Japon a une mortalité par Covid-19 20 fois plus basse que celle de la Suisse, la Corée 40 fois. À Taïwan, avec dix morts en tout rapportés pour 24 millions d’habitants alors que l’île est très proche de la Chine, le gouvernement n’a jamais décidé de confinement. On se fait toujours la bise sur les marchés et on se serre toujours la main. L’Open de tennis d’Australie, c’était 30 000 spectateurs par jour dans les arènes, sans masques. Le Vietnam a créé une compagnie aérienne en pleine pandémie et avec Taïwan et la Chine, ils ont enregistré des croissances positives en 2020. Le Japon s’en tire mieux sur le plan économique que les autres pays occidentaux. Bref, les pays qui ont choisi une politique se dirigeant vers le zéro Covid-19 ont gagné à tous les niveaux et ceux qui ont choisi une politique de «vivre avec» le virus ont perdu à tous les niveaux. C’est triste car nous nous trouvons dans la seconde catégorie, mais c’est la seule analyse que je peux faire du bilan actuel de la situation épidémiologique.

 

À ce propos, la Suisse et ses voisins se préparent à une troisième vague. A-t-elle déjà commencé?

Oui. C’est le cas à Bâle et elle se fait sentir à Genève, à Zurich, à Lausanne, à Berne et dans la plupart des cantons. Cette troisième vague est partie d’Europe centrale, de la République tchèque notamment, où elle a déjà passé son maximum, et de tous les pays voisins où elle déferle en ce moment. La mortalité y est importante et les lits de réanimation sont saturés. Le profil des maladies a changé. Les personnes âgées étant pour la plupart vaccinées, ce sont surtout des personnes plus jeunes qui se retrouvent en soins intensifs et elles y restent plus longtemps que leurs aîné-es.

 

Ne pensez-vous pas qu’avec le nombre de vaccinations déjà effectuées (10% de la population genevoise a reçu une première dose) et le nombre de personnes ayant acquis une immunité naturelle (environ 30% de la population), on puisse espérer moins de morts et, surtout, moins d’hospitalisations?

Je crains que cet argumentaire ne soit fragile. Il est probable qu’on enregistre moins de morts. Par contre, le risque n’est pas nul que l’on assiste malgré tout à un grand nombre d’hospitalisations. Il reste en effet encore un grand réservoir de personnes à infecter avant d’atteindre un début d’immunité collective grâce à la vaccination. Ces individus sont plus jeunes et ne se feront hospitaliser que lorsque leur état sera très grave. Ils vont donc directement remplir les lits des soins intensifs. Ils vont aussi rester plus longtemps car – et c’est heureux – ils mourront moins souvent. Cela se traduira par des séjours de deux ou trois semaines, voire un mois ou deux, suivant les cas. C’est pourquoi je crains un encombrement rapide et durable des soins intensifs des hôpitaux, malgré les progrès dans la vaccination et une diminution espérée de la mortalité.

 

Est-ce que les nouveaux variants actuellement en circulation vous inquiètent?

Le variant britannique a d’ores et déjà envahi l’Europe. Il est probablement plus transmissible et possiblement plus souvent létal que la souche originelle. À Genève, il représente pratiquement 100% des nouvelles infections. La bonne nouvelle, c’est qu’il réagit bien aux vaccins tout comme, semble-t-il, les autres variants. Mais il n’est pas exclu qu’une mutation apparaisse un jour qui rende le coronavirus résistant aux vaccins. Je remarque d’ailleurs que tous les mutants actuels ont éclos dans les pays qui ont choisi comme stratégie de «vivre avec» la maladie et non de «zéro Covid-19».

 

Que pensez-vous des vaccins russe et chinois.

La Russie bénéficie d’un savoir-faire très important en matière de vaccins qui remonte à l’ère soviétique. En fait, les Russes fabriquent déjà tous les vaccins pour leur propre population. Ils ont été aussi rapides que les Occidentaux à en concevoir un contre le Covid-19, lequel s’avère très efficace tout en étant novateur. Pour développer leurs vaccins, les États-Unis, la Russie et la Chine ont mis des moyens considérables alors que l’Europe ne s’est pas autant mobilisée. Aujourd’hui, alors que nous avons des fleurons de l’industrie du vaccin sur notre sol, nous sommes à la traîne, tant dans l’approvisionnement que dans le déploiement des vaccins au sein de la population, payant ainsi notre frilosité et notre refus de prendre les risques qu’il fallait suffisamment tôt dans la pandémie.

 

«Covid, le bal masqué», Dunod, 2021, 237 pages.

 

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