4 mars 2021 - Jacques Erard

 

Analyse

Une autre histoire
de la guerre froide

Réduire la guerre froide à un affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique occulte un fait majeur: l’émergence, après 1945, d’une culture internationaliste au sein des Nations unies reposant sur la conviction qu’un monde meilleur était à construire. L’historienne Sandrine Kott raconte dans son dernier ouvrage cette autre guerre, plutôt bouillonnante d’idées. Entretien.

 

 

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Les représentants de 12 pays (Autriche, Belgique, Colombie, Danemark, Luxembourg, Hollande, Norvège, Suède, Suisse et Liechtenstein, Royaume-Uni et Yougoslavie) signent la Convention relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, au Palais des Nations à Genève. Cette convention constitue jusqu’à ce jour le document international le plus important pour la protection des réfugié-es et a contribué à la protection de plusieurs millions de personnes. Photo: United Nations


Le Journal: Pour une partie de la population européenne, la guerre froide était associée à la crainte de l’apocalypse nucléaire. Comment avez-vous vécu cette période?
Sandrine Kott
: Je ne crois pas avoir eu peur du danger nucléaire. J’ai grandi dans une famille très à gauche, dans une banlieue au nord de Paris dirigée par les communistes. Nous avions le sentiment d’être en guerre froide avec le reste de la population ou, en tout cas, d’avoir des opinions différentes. Ce qui m’a marquée durant cette période c’est l’importance de la discussion idéologique. Il y avait là deux visions du développement économique et de l’organisation des sociétés qui s’affrontaient. L’idée n’était pas tant de se faire la guerre que de promouvoir un modèle d’organisation du monde. Ces modèles étaient certes antagonistes, mais ils se fondaient tous deux sur la réelle possibilité d’une transformation et d’une amélioration. Cet état d’esprit optimiste est resté très présent jusque dans les années 1970.

 

Dans votre ouvrage1, vous abordez la guerre-froide du point de vue des organisations internationales. Pourquoi ce choix, sachant que l’antagonisme Est-Ouest a souvent été perçu comme un élément bloquant?
J’ai beaucoup travaillé jusqu’ici sur les organisations internationales. Genève abrite entre autres les archives de l’ONU et de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui sont extrêmement riches. C’est une chance. Je n’ai volontairement pas parlé dans mon livre du Conseil de sécurité qui est associé aux blocages que vous évoquez, parce que ce n’est de loin pas l’essentiel de ce qui se passe à l’intérieur des organisations internationales durant cette période. Il faut y distinguer trois cercles. D’abord celui des grandes rencontres diplomatiques. Ensuite celui des grandes conférences régulières où se côtoient les représentant-es des gouvernements, comme la Conférence internationale du travail ou l’Assemblée générale des Nations unies. Enfin, il y a le cercle des secrétariats permanents qui sont le cœur battant du système. On y trouve des fonctionnaires internationaux/ales ainsi que des expert-es provenant de différents pays qui ont appris à travailler ensemble.

Comment s’est opéré ce rapprochement?
Lorsqu’en 1954, l’URSS rejoint l’OIT, l’appréhension domine chez les fonctionnaires de l’organisation. Aussi sont-ils très surpris lorsqu’ils voient arriver les Soviétiques. Ils découvrent des personnes d’un très haut niveau intellectuel, avec lesquelles la conversation s’engage rapidement. Cette qualité des fonctionnaires et du débat, qui n’exclut pas les conflits, est une caractéristique marquante de cette période. Elle témoigne également de l’importance accordée par les États aux organisations internationales. Ensemble, ces personnes vont élaborer des programmes très intéressants. Ce travail est souvent peu visible, mais il s’avère parfois capital. Lors de la crise des missiles à Cuba en 1962, par exemple, on a retenu l’effort diplomatique bilatéral entre les États-Unis et l’URSS, alors que le secrétaire général de l’ONU, le Birman U Thant, a joué un rôle majeur dans la résolution de la crise, grâce au travail effectué en amont au sein des Nations unies.

Quel était le profil idéologique des personnes qui travaillaient dans ces organisations?
La plupart des fonctionnaires internationaux/ales ne sont pas des diplomates et ne représentent donc pas leur gouvernement. Elles et ils sont censé-es être totalement neutres et prêtent d’ailleurs un serment qui consiste à faire passer la loyauté à l’égard de l’organisation avant la loyauté nationale. Les gouvernements peuvent certes exercer des pressions, mais une culture de l’internationalisme s’est indéniablement développée au fil des années au sein de ces organisations. On a par ailleurs tendance à oublier que le système onusien est d’abord une alliance de guerre. Les Nations unies ne sont pas nées après la guerre mais dans la guerre, dans le prolongement de la Charte de l’Atlantique signée par Roosevelt et Churchill en 1941. L’Union soviétique y adhère dès 1943. Il s’agit d’une alliance fondée sur l’antifascisme. Cette composante est très puissante dans les organisations internationales jusque dans les années 1970. Elle permet de rassembler des gens idéologiquement opposés mais qui poursuivent un objectif commun: plus jamais le nazisme, plus jamais le fascisme. Cela permet de comprendre comment des sociaux-démocrates comme Bruno Kreisky en Autriche ou Willy Brandt en Allemagne fédérale, des personnalités politiques souvent très anticommunistes, s’appuient sur les Nations unies pour jeter des ponts entre l’Est et l’Ouest.

 

Sandrine-Kott.jpegSandrine Kott. Photo: DR

Le prisme des organisations internationales permet aussi de mettre en évidence le rôle joué par les pays européens aussi bien à l‘Ouest qu’à l’Est, où se tiennent de nombreux débats idéologiques entre libéraux, communistes et sociaux-démocrates. Quelle était la teneur de ces débats?
On réduit souvent la guerre froide à l’opposition entre les États-Unis et l’Union soviétique, alors qu’une multitude d’acteurs nationaux disposent d’une certaine autonomie, plus importante qu’on ne l’a souvent dit. Je me suis beaucoup intéressée aux archives de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies (ECE) qui siège à Genève. Les représentant-es soviétiques et américain-es y sont peu impliqués. Les discussions ont essentiellement lieu entre Européen-nes de l’Est et de l’Ouest. Or, loin de s’aligner sur un bloc ou l’autre, elles et ils se ménagent un important espace de négociation. La Tchécoslovaquie et la Pologne ayant été membres de la Société des Nations (SdN) avant l’ONU, elles possèdent notamment une très bonne expérience des arcanes internationaux. On retrouve parfois à l’ONU des fonctionnaires de ces pays déjà présent-es à la SdN. Ce sont très souvent des sociaux-démocrates forcés de rejoindre les rangs du Parti communiste après la Seconde Guerre mondiale. Ils savent très bien négocier. Face à eux, leurs homologues de l’Ouest appartiennent souvent à cette même mouvance. Ensemble, ils établissent des ponts donnant lieu à des réalisations étonnantes. Ils planchent sur des réseaux électriques communs ou des accords permettant de fluidifier la circulation sur le Danube.

À partir des années 1960-1970, le pouvoir soviétique est décrédibilisé. On voit alors de nouveaux modèles, portés par de puissants mouvements populaires, émerger dans les pays du Sud. La confrontation Est-Ouest a-t-elle occulté une confrontation Nord-Sud?
Les pays du tiers-monde, comme on les appelait alors, ont souvent été abordés comme des espace où les grandes puissances se font la guerre par procuration. Ce n’est pourtant pas sous ce visage qu’ils apparaissent dans les organisations internationales. Dès la fin des années 1940, ils y jouent un rôle de premier plan. Ce ne sont pas les Soviétiques et leurs allié-es qui poussent en faveur de l’inscription des droits sociaux dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais les représentants de pays comme l’Inde ou le Chili, car ils ont le sentiment d’avoir énormément à rattraper sur le plan économique pour assurer leur souveraineté politique. Ils font ainsi entendre une voix indépendante de la logique des blocs et l’expriment avec force, en suscitant des convergences liées aux multiples positionnements dans un système économique mondial largement dominé par les États-Unis et l’ensemble des pays occidentaux à l’époque.

Ces revendications ont-elles été entendues au sein des organisations internationales?
Les Nations unies ont offert aux pays du Sud une plateforme qui a donné lieu à la création du «groupe des 77» en 1964, puis à la revendication d’un «nouvel ordre économique international» dix ans plus tard. Ces appels n’ont certes pas été suivis d’effets immédiats, parce que des forces économiques, soutenues par des gouvernements puissants, en particulier américain puis britannique avec Margaret Thatcher, s’y sont fortement opposées. Mais ils ont aussi été soutenus par un important mouvement tiers-mondiste puis altermondialiste à l’Ouest, obligeant les gouvernements occidentaux à ne plus ignorer ces revendications.

Les Américains ont toujours porté un regard ambivalent sur l’ONU. Comment les Soviétiques perçoivent-ils les institutions internationales durant la guerre froide?
Il existe très peu d’études à ce sujet. Les archives soviétiques sont encore difficiles d’accès. J’ai effectué quelques recherches sur les Soviétiques au Bureau international du travail. La première attitude a été la méfiance. Le système de l’internationalisme libéral, tel qu’il est pensé en 1919 avec la création de la Société des Nations, s’est en effet construit explicitement contre la révolution bolchévique. De plus, lorsque ces derniers rejoignent finalement la SdN en 1934 et viennent à Genève pour participer à des assemblées, ils font l’objet d’une constante surveillance de la part de la police genevoise, à tel point qu’ils en conçoivent une grande méfiance à l’égard de la Suisse. Mes collègues historien-nes américain-es estiment que ces délégués soviétiques étaient tous des espions. Oui, certainement. Tout le monde espionne tout le monde dans les organisations internationales, et pas seulement les Soviétiques. Les archives de la Stasi montrent par exemple que les fonctionnaires internationaux/ales d’Allemagne de l’Est ont toutes et tous été des informateurs/trices, mais cela ne les empêchait pas de mener avec beaucoup de zèle leur travail de négociateurs au sein de l’ONU. J’ai d’ailleurs consulté les informations qu’elles et ils envoyaient à Berlin. Elles étaient souvent peu intéressantes. Ensuite, à partir de 1985, les Soviétiques, de même que les Hongrois-es et les Polonais-es, ont trouvé à l’ONU des ressources qui devaient les aider à développer les réformes voulues par Gorbatchev. Les cadres de ces pays ont même su tirer parti des programmes de développement de l’ONU, en particulier dans le domaine du management, pour s’initier au capitalisme. C’est l’un des dénouements fascinants de cette histoire.

1. Sandrine Kott, Organiser le monde – Une autre histoire de la guerre froide
Édition Seuil 2021
328 p.

 

 

 

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