5 mai 2022 - Alexandra Charvet

 

Analyse

«Dans un conflit armé, les deux camps doivent respecter les mêmes règles»

Un premier rapport sur les violations du droit international humanitaire commises en Ukraine a été présenté, le 13 avril dernier à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Professeur à la Faculté de droit, Marco Sassòli était l’un des trois expert-es de la mission d’enquête.

 

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Maternité de Mariupol (Ukraine) après le bombardement du 9 mars 2022. Image: E. Maloletka/Keystone

 

«Des violations du droit international humanitaire ont eu lieu tant du côté ukrainien que du côté russe.» C’est le constat d’une mission d’enquête commanditée par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour rendre compte du respect des règles du droit humanitaire et des droits humains dans le cadre du conflit en Ukraine, conformément au «mécanisme de Moscou» qui prévoit la possibilité de mener de telles investigations. Trois expert-es ont été choisi-es, dont Marco Sassòli, professeur au Département de droit international public et organisation internationale (Faculté de droit). Leur rapport devait être soumis dans les trois semaines suivant l’établissement de la mission et portait sur la période du 24 février au 1er avril 2022. La mission n’a ainsi pas analysé les événements apparus depuis, par exemple les éventuels crimes commis à Boutcha. Les analyses réalisées montrent que, bien que les deux parties aient respecté le droit international humanitaire (DIH) dans de nombreux cas, des violations ont eu lieu tant du côté ukrainien que du côté russe. Toutefois, les violations russes sont plus graves et plus fréquentes. Entretien.


LeJournal: Comment interpréter votre rapport?
Marco Sassòli:
Pour en comprendre correctement les conclusions, il est d’abord nécessaire de combattre l’amalgame entre le droit interdisant la guerre, en particulier l’agression (jus ad bellum) et le droit régissant la façon dont la guerre doit être menée (jus in bello). Le DIH s’applique de la même manière aux deux belligérants. Cela est particulièrement difficile à accepter en Ukraine où, en tant qu’agresseur, la Russie est responsable, tout au moins indirectement, de toutes les souffrances humaines provoquées par le conflit. La séparation entre ces deux ordres est pourtant cruciale pour l’effectivité du DIH, car, dans tout conflit armé, chaque partie considère qu’elle est dans son droit. Tous les peuples qui luttent – les Palestinien-nes, les Sahraoui-es, les Houthi-es au Yémen, les Tigréen-nes en Éthiopie – sont convaincus qu’ils ont raison mais les victimes des deux camps méritent la même protection et aucun État ne respectera des règles qui s’appliquent uniquement quand il est l’agresseur.

 

Comment avez-vous procédé pour mener votre enquête?
Le mécanisme de Moscou n’a pas du tout été pensé pour ce type d’investigation. C’est la première fois qu’il s’applique à un conflit armé encore en cours, constitué de milliers d’événements. Malgré tout, ce mécanisme a le mérite d’exister, il a été accepté par la Fédération de Russie en 1991 et a l’avantage de pouvoir être mis en œuvre très rapidement. L’OSCE avait peur pour notre sécurité et elle n’a pas été en mesure d’organiser nos rendez-vous. Nous n’avons donc pas pu nous rendre sur place, mais comme c’est surtout à travers des rencontres que l’on obtient des informations, Zoom et des entretiens dans les pays voisins ont suffi. D’ailleurs, nombre d’autorités ukrainiennes n’étaient déjà plus à Kiev au moment de notre enquête. Avec l’aide d’Eugénie Duss, une doctorante, nous avons également travaillé à partir de sources publiques, avec les informations fournies par les ONG locales ou internationales et celles transmises par les autorités ukrainiennes. De son côté, la Fédération de Russie a tout de suite indiqué qu’elle n’allait pas coopérer, mais nous avons eu accès à toutes les déclarations publiques en Russie grâce à l’un de mes anciens étudiants aujourd’hui à Moscou. Les images satellites nous ont aussi aidé-es pour certains cas.

 

Un exemple?
Les Russes ont donné de fausses explications devant le Conseil de sécurité des Nations unies pour justifier l’attaque de la maternité de Marioupol. Ils ont montré des images pour prouver qu’il y avait des défenseurs/euses ukrainien-nes autour du bâtiment, une circonstance qui permet alors l’attaque en droit humanitaire. Or nous avons pu démontrer que ces images avaient été prises à plus d’un kilomètre de la maternité. Même s’il est étonnant qu’il y ait eu si peu de victimes lors de cet événement, nous avons les preuves qu’il s’agissait encore d’une maternité à ce moment-là.

 

Comment prouve-t-on une violation du DIH?
Il n’est pas si facile de constater de telles violations. Une maison détruite ne prouve rien. Il faut d’abord savoir ce qu’il y avait dans la maison et si elle était défendue par des soldats. Mais nous n’avons pas eu accès aux militaires ukrainiens. Nos informations ont été récoltées auprès de la procureure générale, du Ministère de la justice, des diplomates, des ONG, etc. Nous avons ensuite pu recouper les dires des un-es et des autres. Le DIH n’interdit pas les erreurs, ni les victimes incidentes liées à la destruction d’un objectif militaire, aussi longtemps que le principe de proportionnalité est respecté. Mais dans la conduite des hostilités, il n’est jamais possible d’évaluer ce critère: il faudrait connaître le plan des Russes, savoir par exemple quelle était l’importance de tel pont dans leur stratégie, identifier qui était sur le pont au moment de l’attaque et quelles ont été les mesures de précaution prises pour éviter des erreurs. Par contre, si ce qu’on a vu sur Boutcha est vrai, les violations du DIH seront facilement constatées. Elles sont évidentes quand une personne est exécutée dans une cave ou quand il y a des viols, des tortures ou des déportations.

 

Votre rapport signale également des violations du côté ukrainien. Qu’en est-il?
Nous sommes préoccupés par les prisonnier-ères de guerre des deux côtés, au vu de leur faible nombre comparé à celui des soldats tués. Des valeurs d’expérience existent sur lesquelles nous pouvons nous baser et il y a probablement de nombreux soldats, surtout Russes, qui se rendent. Quoi qu’il en soit, dans un premier temps tout au moins, les prisonniers de guerre russes ont été considérés par l’Ukraine comme des criminels. Il peut évidemment y avoir des prisonniers qui ont commis des crimes de guerre et qui doivent être poursuivis, mais on ne peut pas simplement dire que tout soldat russe est un criminel. Nous avons par exemple critiqué la procureure générale d’Ukraine qui, au moment de la rédaction de notre rapport, avait ouvert quelque 2000 enquêtes, toutes dirigées contre des Russes, alors qu’elle aurait plus facilement eu accès à des Ukrainiens. De même, la Russie a mis en place un mécanisme spécial d’enquêtes sur les criminels de guerre, mais toutes sont dirigées contre des Ukrainiens.

 

Peut-on, à terme, espérer des condamnations?
Quand la Commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme remettra son rapport d’ici à une année, le Conseil en débattra, puis votera une résolution pour condamner les violations commises. Et après? Les États et les peuples ne veulent pas d’un système international avec un gouvernement mondial qui pourrait intervenir en cas de violations du droit international ou arrêter, en l’occurrence, Poutine. La constatation de crimes de guerre était comprise dans notre mandat. Mais un crime de guerre ne peut être constaté que si un-e auteur-e individuel-le peut être identifié-e, ayant agi avec la connaissance et l’intention nécessaires. Quant à la responsabilité du commandement, il faut pouvoir prouver que ce dernier savait que ses subordonné-es commettaient de tels crimes et qu’il n’a pas pris de mesures pour les arrêter. Il ne suffit pas d’être chef-fe pour être responsable. La Mission n’a pas été à même de déterminer les auteur-es individuel-les ou les personnes remplissant les conditions nécessaires à la responsabilité de commandement.

 

Concrètement, à quoi va servir votre rapport?
C’est un premier document. Les prochaines enquêtes pourront se construire sur cette base, qui clarifie beaucoup de points du droit. Bien entendu, seule une appréciation générale a pu être réalisée en seulement trois semaines. Le seul avantage du mécanisme de Moscou est probablement qu’il fonctionne rapidement, tandis qu’il faudra attendre plus d’une année pour obtenir un résultat du Conseil des droits de l’homme et de sa commission d’enquête. La Cour pénale internationale travaillera peut-être plus rapidement, mais, à titre d’exemple, la première mise en accusation dans le conflit de Géorgie de 2008 a eu lieu il y a trois semaines seulement. Plus concrètement, suite à ce rapport, j’ai été invité à témoigner ces prochains jours devant une commission du Congrès des États-Unis. Si celle-ci demande alors à l’Ukraine de lever le voile sur le nombre de prisonniers de guerre russes, cette dernière ne pourra pas refuser.

 

 

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