27 avril 2022 - Jacques Erard

 

Analyse

Un rapport s’attaque aux mythes de la mode vestimentaire durable

Professeure à la GSEM, Dorothée Baumann-Pauly a co-rédigé un rapport sur les critères de durabilité utilisés par l’industrie vestimentaire. Conclusion: pour être durable, un habit devrait être porté le plus possible. Et mieux vaut ne pas se fier à ce que disent les étiquettes.

 

 

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Photo: DR


Du coton bio à la chemise en PET recyclé, la mode vestimentaire sait s’adapter aux exigences du moment. Les garanties de durabilité étiquetées sur nos vêtements sont-elles pour autant crédibles? La réponse est non, dans la plupart des cas, selon un rapport1 corédigé par Dorothée Baumann-Pauly, directrice du Geneva Center for Business and Human Rights.

 

«Nous avons voulu remonter à la source et examiner les études utilisées par l’industrie vestimentaire pour affirmer que leurs produits sont durables, explique la professeure. Nous avons constaté que les données sont soit privées et inaccessibles, soit basées sur une définition de la durabilité partielle, qui ne répond pas à des critères scientifiques et d’indépendance suffisants.»

L’industrie de la mode vante par exemple les vertus du polyester en affirmant qu’il est une matière plus durable que les fibres naturelles comme la soie. Celle-ci a été délaissée parce qu’une étude unique menée en Inde il y a dix ans a montré que l’entretien des mûriers utilisés pour l’élevage des vers à soie nécessitait d’importantes ressources en eau dans des régions qui souffrent déjà de la sécheresse. Aujourd’hui, cependant, 90% de la soie vendue sur le marché proviennent de Chine où les mûriers poussent sur des terres qui bénéficient de pluies régulières, sans besoin d’irrigation, mais cette donnée est passée sous silence. «Le mal a été fait, regrette Dorothee Baumann-Pauly. Cette mauvaise réputation faite à la soie a entraîné une baisse significative de la demande, avec des conséquences désastreuses pour des milliers d’agriculteurs et d'agricultrices qui ont perdu une source de revenus, tandis que les distributeurs pouvaient s’appuyer sur les moindres coûts de production du polyester pour augmenter leurs marges bénéficiaires.»

 

Fausse bonne idée

Le polyester, lorsqu’il passe à la machine à laver, rejette, quant à lui, des microparticules de plastique qui ne peuvent pas être filtrées et dont on ignore les effets à long terme sur la santé. Pour le fabriquer, l’industrie textile recourt, depuis une dizaine d’années, à du R-PET. «On pourrait penser que c’est une bonne idée, relève Dorothee Baummann-Pauly. Mais utiliser une bouteille de PET, qui se trouve dans une boucle de recyclage quasi parfaite, pour en extraire de la fibre de polyester, qui est ensuite mélangée à d’autres types de fibre et devient ainsi impossible à recycler, cela s’apparente plutôt à une absurdité d’un point de vue environnemental.»

De même, le coton bio jouit d’une bonne réputation auprès des client-es en Europe ou aux États-Unis. Mais sa durabilité, selon les résultats du rapport, garantit uniquement qu’aucun pesticide ou engrais chimique n’a été utilisé dans les cultures. C’est une excellente nouvelle pour les sols. Le/la cultivateur/trice du Bénin contraint-e de passer au bio s’expose toutefois à des rendements plus faibles, dus à une vulnérabilité accrue aux parasites et aux autres maladies. Or, le prix du coton bio est le même que celui du coton conventionnel et il n’existe généralement, dans les pays producteurs, aucun mécanisme incitatif de compensation et d’aide à la conversion au bio, comme c’est le cas dans des pays telles la Suisse ou la France pour les cultures maraîchères et céréalières. La seule parade pour le/la cultivateur/trice béninois-e consiste à recourir massivement au fumier, alors que la séparation des eaux est pratiquement inexistante, ce qui augmente les risques de maladies graves, en particulier chez les jeunes enfants.

Ces exemples illustrent l’un des principaux griefs adressés par les auteures du rapport aux méthodes de l’industrie vestimentaire pour orienter les choix des consommateurs/trices: les critères employés pour décider de la durabilité d’un textile ignorent toute une série de paramètres environnementaux et sociaux pour ne retenir que quelques aspects, qui permettent aux distributeurs d’améliorer leur image, tout en ménageant leurs intérêts économiques.

 

200 millions d'habits collectés chaque année dans les déchetteries en Suisse

Par ailleurs, ces critères ne tiennent pas compte de l’entièreté du cycle de vie d’un vêtement. Que se passe-t-il entre le moment où il sort de l’usine et celui où il finit dans la poubelle ou dans une benne de la déchèterie? «Si les consommateurs et consommatrices veulent faire des choix durables, ils et elles doivent avant tout se demander le nombre de fois qu’ils vont porter un habit. C’est la clé d’une filière de la mode véritablement durable. Plutôt que de donner des informations peu fiables, les étiquettes des habits devraient indiquer qu’à moins de les porter au minimum quelques dizaines de fois ces articles ne seront pas durables.» Mais ce type d’information cadre mal avec les techniques de marketing des distributeurs, qui favorisent plutôt les achats compulsifs, en limitant délibérément le nombre d’exemplaires disponibles dans leurs rayons. Il faut acheter vite sous peine de manquer une belle occasion. «Des statistiques publiées par le WWF indiquent qu’un-e Suisse possède en moyenne 118 habits qu’il ou elle porte 4 fois, poursuit Dorothée Baumann-Pauly. Quelque 200 millions de vêtements sont ainsi collectés chaque année dans les centres de recyclage en Suisse. Dans un pays de 8,6 millions d’habitants, c’est tout de même ahurissant.»

Faut-il voir dans le manque de fiabilité des informations que diffusent les marques de vêtements une tentative délibérée de détourner l’attention des consommateurs/trices? La chercheuse n’a pas étudié les motivations de l’industrie textile. Cela dit, pour elle, les conclusions du rapport ne remettent en tout cas pas en question le processus de globalisation. La solution n’est pas de relocaliser la production textile en Europe ou aux États-Unis. Toute une population, majoritairement féminine, dans les pays en développement a bénéficié d’emplois qui lui permettent de gagner en indépendance et d’avoir accès à des services auxquels elle n’avait pas droit auparavant. Il s’agit plutôt d’exiger le versement de salaires décents à ces ouvrières et plus de transparence de la part des distributeurs. Les gouvernements, au niveau de l’Union européenne par exemple, devraient également mettre en place une réglementation plus stricte sur les réels impacts sociaux et environnementaux de la production textile. «Il est dans l’intérêt de l’industrie d’aller dans cette direction si elle veut conserver la confiance des consommateurs/trices, et notre but est de l’aider à faire cette transition», ajoute Dorothée Baumann-Pauly.

1. The Great Greenwashing Machine Part 2 – The Use and Misuse of Sustainability Metrics in Fashion

 

 

 

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