27 janvier 2022 - Jacques Erard

 

Événements

«À l’époque moderne, ce qui est dit doit être mûrement réfléchi»

Un colloque organisé du 16 au 18 février propose une réflexion sur le statut de la parole politique et religieuse aux XVIe et XVIIe siècles. Une parole révélatrice des évolutions ayant marqué cette période charnière.

 

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Henri III présidant la première cérémonie de l'ordre du Saint Esprit le 31 décembre 1578 : réception de Ludovic de Gonzague, duc de Nevers, Guillaume Richardière, Ms. 408, Bibliothèque et archives du château de Chantilly

 

Les politicien-nes d’aujourd’hui ont leurs spin doctors et déploient des moyens considérables pour optimiser leur communication. Dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, traversée par une série de crises, de conflits religieux et de luttes d’influences, les monarques, ambassadeurs et secrétaires d’État ne disposent évidemment pas de technologies aussi sophistiquées que celles du monde actuel pour faire prévaloir leur point de vue. Mais la parole politique et religieuse n’en est pas moins sujette à de puissants dispositifs d’encadrement. Elle est contrôlée, ritualisée, souvent parcimonieuse et parfois délibérément trompeuse. Le tout dans un contexte qui voit, dès le XVIe siècle, grâce notamment au développement de ce nouveau médium de diffusion qu’est l’imprimerie, se multiplier et se diversifier les parleurs et les parleuses: les représentants du pouvoir royal, mais aussi les protestant-es, les révolté-es, ainsi que des groupes sociaux nouveaux qui prennent la parole pour des raisons religieuses, politiques ou fiscales.

Un groupe international de chercheurs et de chercheuses s’est récemment constitué pour étudier cette économie de la parole durant la période moderne, entre rareté et profusion. Dirigée par le professeur Paul-Alexis Mellet, de l’Institut d’histoire de la Réformation, et le Dr Jérémie Ferrer-Bartomeu, du Département d’histoire générale, ainsi que par Monique Weis, professeure à l’Université du Luxembourg, cette équipe entend mobiliser dans cette démarche d’anthropologie politique des scientifiques d’autres disciplines ainsi que des étudiant-es, doctorant-es et post-doctorant-es. Elle organise, du 16 au 18 février, un colloque sur le thème «(Ab)jurer sa parole – Promettre la guerre et s’engager pour la paix pendant les crises de l’époque moderne (XVIe-XVIIe siècles)». Explications avec Jérémie Ferrer-Bartomeu.

 

Le Journal: Quels sont vos objectifs avec ce projet?
img_20210711_134436_621.jpgJérémie Ferrer-Bartomeu: Comment peut-on préserver le pouvoir de la parole sur des groupes et des sociétés alors que de plus en plus de gens se mettent à parler? Ce questionnement va nous permettre de mieux cerner l’une des évolutions les plus importantes de la période entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Celle ou celui qui prend la parole publiquement dans la sphère politique devient en effet un sujet aux caractéristiques nouvelles: c’est la progressive naissance du/de la citoyen-ne qui prend position et qui, plus tard, élira des représentant-es parlant en son nom. Cette thématique est donc au croisement de la politique, de la religion, de l’histoire urbaine, de l’histoire des sensibilités et des études de genre. Lors du colloque de février nous allons par exemple examiner les rituels et les dispositifs qui encadrent la parole donnée, le serment ou la malédiction. En toile de fond, nous utiliserons les concepts forgés par Michel Foucault sur parole et vérité, comme ceux de John Austin et de Pierre Bourdieu sur la performativité de la parole.

Comment construire l’histoire d’un objet comme la parole, qui, par définition, laisse peu de traces?
Nous allons nous appuyer sur plusieurs ressources, à commencer par l’histoire de l’art, car il existe énormément de représentations de prises de parole, de serments, de harangues. Cette iconographie est particulièrement riche à cette époque dans l’espace flamand. Et puis, il y a les livres, les lettres, les correspondances des secrétaires et des diplomates qui consacrent une grande partie de leur temps à noter ce que tel ou tel a dit, l’information étant un des biens les plus convoités dans une période d’incertitude. Nous allons aussi nous intéresser à la diffusion des feuilles volantes, lesquelles sont caractéristiques de la fin du XVIe siècle et du premier XVIIe siècle, une forme de proto-journalisme.

Ce sont les tweets de l’époque?
S’intéresser à la parole politique durant la période moderne revient effectivement à s’intéresser aussi aux formes qu’elle revêt aujourd’hui. Dans un contexte de guerres civiles, la circulation de fausses informations est courante. On assiste à un flot de paroles mensongères, malfaisantes, qui visent à stigmatiser et à harceler tel ou tel groupe. Pour éviter qu’une information ne tombe entre de mauvaises mains, les messages écrits sont souvent chiffrés. Et lorsqu’on apprend que l’ennemi est parvenu à décoder le chiffre, on envoie à dessein un messager porteur d’une fausse information utilisant ce code. On a observé des phénomènes similaires à l’œuvre lors des révolutions du Printemps arabe ou des révolutions de couleur en Europe orientale. Cela pose la question du crédit accordé à la parole. Cela nous rappelle aussi qu’on écrit toujours l’histoire au présent, quelle que soit la période étudiée..

Vous inscrivez votre recherche dans une démarche d’anthropologie de la parole. Qu’entendez-vous par là?
Nous allons examiner les gestes, les rituels, la réception de la parole et son aspect performatif. Lorsque, par exemple, le roi de France se prête au «toucher des écrouelles» et touche des malades atteint-es de scrofule, une forme de tuberculose, dans le but de les guérir, on observe une modification entre la formule héritée du Moyen Âge et celle du XVIIIe siècle. Au début de la période moderne, il dit encore: «Le roi te touche, Dieu te guérit.» Au XVIIIe, la formule devient «Le roi te touche, que Dieu te guérisse.» Le passage de l’indicatif au subjonctif est révélateur d’une perte de la performativité de la parole royale. Désormais, Dieu fera à sa guise. Le roi souhaite qu’il guérisse mais n’en fait plus l’assertion. Les actes de langages signalent ainsi des évolutions importantes dans la sphère politique et sociale et révèlent l’évolution des imaginaires et des cadres mentaux.

Quel est le statut de la promesse politique à l’époque moderne par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui dans les discours des candidat-es aux élections?
La parole politique en général est revêtue d’une symbolique plus forte. Lors de son sacre à Reims, par exemple, le roi de France se soumet à un certain nombre de serments qui peuvent s’apparenter à des promesses de candidat-e, sauf qu’il s’agit d’une parole sacrée qui le lie, comme lorsqu’il fait le serment de défendre l’Église. En période de conflit, il s’avère par ailleurs crucial de savoir se taire en certaines occasions. Au sortir des guerres de religion, tous les édits, dont celui de Nantes, interdisent de parler publiquement des troubles qui sont advenus, c’est l’organisation politique et juridique de l’oubli, qu’on désigne sous le beau terme d’«oubliance». Il s’agit alors de préserver une cohésion sociale encore fragile. Aujourd’hui, certaines lois mémorielles et les travaux des commission Justice et Vérité ou de réconciliation sont les héritiers de cette pratique. L’encadrement de la parole, et donc de la mémoire dont elle est un des opérateurs, est un acte éminemment politique.

La parole à l’époque moderne est aussi marquée par la durée de sa transmission. Elle se diffuse beaucoup plus lentement qu’aujourd’hui…
C’est effectivement très lent. Les messages oraux sont souvent privilégiés pour des raisons de sécurité. On appelle alors celui qui va transmettre l’information de bouche un «courrier», qui transporte avec lui une lettre certifiant qu’il est le messager légitime. Lorsqu’il s’agit d’information écrite, il faut attendre le départ de la poste. Entre-temps, une nouvelle missive va peut-être contredire le premier message. Le porteur doit donc savoir identifier qu’elle est l’information la plus récente. C’est assez compliqué et cela explique l’attention beaucoup plus grande accordée aux messages diffusés à l’époque d'Henri III qu'aux tweets de Donald Trump. On sait qu’une parole qui va permettre de débloquer une situation ne parviendra pas avant plusieurs jours à son destinataire. Ce qui est dit doit donc être mûrement réfléchi.


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