Journal n°118

«La voix, la peau sont devenues des interfaces numériques»

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Pour Milad Doueihi, il n’y a pas de doute, l’humain sera numérique. Pour mieux réfléchir aux mutations profondes que ce phénomène implique, il fait appel aux concepts de la philosophie

Philosophe et historien des religions, Milad Doueihi est titulaire de la chaire consacrée à la culture numérique à Sorbonne Universités. Avec son équipe, il se penche tant sur des questions d’ordre littéraire que sur des aspects techniques. Surtout, il s’intéresse à la dimension anthropologique de la «transformation culturelle induite par le numérique». Il est l’invité du Bodmer Lab pour une conférence à Uni Bastions le 23 mai.

Qu’est-ce qui définit la culture numérique selon vous?
Milad Doueihi: Précisons d’abord que le numérique se définit comme la dimension sociale et culturelle de l’informatique, elle-même issue des mathématiques. Quant à la culture numérique, elle est à la fois portée par les mutations du code informatique et par les usages et les pratiques qui lui sont associés. A l’heure actuelle, non seulement l’entier de notre héritage culturel – du livre au musée – est en train d’être numérisé, mais nous créons aussi de nouveaux objets qui participent à une mutation profonde de notre société.

De quelle manière?
Je pense notamment à notre rapport au temps, de plus en plus caractérisé par l’instantanéité et l’accélération. Notre relation à l’espace se transforme également. D’une culture assise, nous sommes passés à une mobilité généralisée qui elle-même a un impact sur notre rapport au corps. Pensez au développement des outils tactiles: la voix, la peau sont aujourd’hui devenues des interfaces. Le corps devient le site du numérique.

Comment se manifeste cette transformation?
Je citerais deux phénomènes qui me semblent être les plus significatifs aujourd’hui. La massification des données d’abord, avec la collecte de grandes quantités d’informations. Le développement de la géolocalisation ensuite, qui, tout en déterminant la position des objets, alimente les moteurs de recommandations des grandes plateformes numériques.

Qu’en est-il des réseaux sociaux?
Dans cet environnement multiforme apparaît l’identité numérique, une identité polyphonique qui se construit sur la base des profils, des traces, de la collecte des données, qui se façonne par les moteurs de recommandations et qui modifie notre identité traditionnelle.

Tous les pays de la planète vivent-ils la même transformation?
Les outils (interfaces, plateformes) sont relativement identiques, mais selon que l’on se trouve en Corée, en Chine, au Japon, en Inde ou au Brésil, on observe des différences importantes dans la façon d’«habiter» l’espace numérique. Les utilisateurs personnalisent en effet ces outils en effectuant des choix relevant soit de l’individu, soit de leurs traditions. Dans le rapport au privé, au confidentiel, notamment, on constate des variations culturelles très importantes.

Vous défendez le concept d’humanisme numérique. En quoi se distingue-t-il de ce que l’on appelle les «digital humanities»?
Les digital humanities (ou humanités numériques en français) cherchent à appliquer les nouveaux outils numériques aux sciences humaines et sociales. J’invite à penser plus large. A penser le numérique dans la longue durée, en utilisant les notions associées, par des philosophes et des anthropologues, à des moments qui ont marqué notre tradition occidentale. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss dénombre trois humanismes. Celui de la Renaissance, qualifié d’aristocratique, est lié à la découverte du latin et du grec; celui du XIXe, caractérisé de bourgeois et d’exotique, suit la Révolution industrielle et la découverte des civilisations asiatiques; tandis que celui du XXe, démocratique, est associé au retour de l’oralité qui découle de l’étude des mythes. Dans ces trois moments, les rapports avec le document ont été transformés. Or, le numérique modifie ces trois humanismes en introduisant de nouvelles variables. C’est dans cette tradition que je situe l’humanisme numérique.

Existe-t-il des domaines qui peuvent échapper à cette numérisation du monde?
Je ne sais pas. Le numérique a des rêves de tout numériser… J’espère pourtant qu’il restera encore des domaines qui ne seront pas sujets au numérique, comme les stratégies de déconnexions, de contournement ou de retraites qui s’imposeront et prendront de l’importance à mesure que le monde se numérisera davantage. Ou encore l’oubli, qui est une caractéristique humaine que le numérique n’a pas prévu. L’être humain est en effet capable d’oublier un événement pendant vingt ans et d’en ranimer le souvenir d’un coup. Cela n’est pas possible dans le numérique: ce qui existe peut se retrouver, mais ce qui disparaît ne peut être recréé.

Il y a, selon vous, un risque à penser le numérique comme un simple outil. Lequel?
Le développement des nouvelles technologies est en train de re-façonner l’être humain. Comprendre en profondeur ce phénomène nous aidera, entre autres, à négocier, de façon individuelle et collective, la manière dont l’humain peut maintenir une certaine forme d’autonomie vis-à-vis de la numérisation.


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