La destruction dans l’art ou la face cachée de la conservation
Le rejet de l’iconoclasme semble faire l’objet d’un consensus. Il n’en est rien, et il faut plutôt voir dans la destruction le revers de la construction du patrimoine. Explication avec l’historien de l’art Dario Gamboni, avant la conférence qu’il donnera le 8 décembre
En septembre dernier, un djihadiste malien était condamné à neuf ans de prison par la Cour pénale internationale pour avoir participé, en 2012, à la destruction des mausolées de Tombouctou, classés au patrimoine mondial de l’humanité. Ce procès historique, premier du genre, pourrait être annonciateur de dizaines d’autres. Par exemple contre les Talibans qui pulvérisèrent, en 2001, les Bouddhas géants de la vallée de Bâmiyân en Afghanistan ou contre le groupe «État islamique» qui, depuis 2014, multiplie les actes de destruction du patrimoine culturel en Irak et en Syrie. Ces faits récents semblent suggérer que le rejet de l’iconoclasme fait l’objet d’un consensus planétaire. Mais il n’en est rien. En effet, destruction et construction du patrimoine vont de pair, comme le rappelle Dario Gamboni, professeur d’histoire de l’art à la Faculté de lettres, qui donnera une conférence sur le sujet le 8 décembre. La première est le revers, peu visible mais tout aussi important, de la seconde. Comme la Lune et sa face cachée.
Impossible de tout préserver
Bien qu’on fasse comme si l’idéal était de tout préserver, la destruction dans l’art est en réalité quotidienne et multiforme. Par la force physique des choses d’abord. Si l’idée de conserver intégralement tout ce qui a été ou qui est produit peut paraître séduisante, elle relève en réalité de l’impossible. En effet, aucun objet matériel ne peut subsister sans un effort d’entretien, que l’on choisit d’accorder en raison d’un intérêt, d’une volonté ou d’un attachement. À l’inverse, les objets qui ne sont pas placés sous cette protection sont soumis aux aléas du temps et subissent des modifications avant de disparaître irrémédiablement.
Selon le point de vue
L’acte de destruction est aussi très souvent un choix délibéré. Le sort réservé aux monuments communistes à la suite de la chute du mur de Berlin a, par exemple, beaucoup intéressé le professeur Gamboni. «C’était la preuve que, même en Europe, l’iconoclasme n’appartenait pas au passé.» Les objets attaqués étaient considérés comme des instruments de propagande et non comme de l’art. Les images de statues déboulonnées, symbolisant la chute du régime qui les avait fait ériger, étaient massivement utilisées par les médias. À l’époque, ceux qui, au-delà de toute sympathie pour le régime, ont défendu la conservation de ces biens dans un souci de mémoire collective étaient très minoritaires. Cet exemple illustre l’importance de considérer que, dans toutes situations, différents points de vue coexistent. Selon l’angle choisi pour juger une action, des avis diamétralement opposés sont formulés. Prenons la restauration des bâtiments anciens. Quant à l’intention, il s’agit d’une action positive visant à sauvegarder ces ouvrages, mais des commentateurs influents y ont vu une dénaturation et la destruction de la marque du passage du temps. La preuve que, dans ce domaine, des valeurs différentes sont en présence et toute décision doit résulter d’un arbitrage.
L’idéal de la tabula rasa
Cela nous amène à une autre forme d’iconoclasme, très profondément ancré dans notre culture: celui du modernisme et des mouvements avant-gardistes qui se définissent dans l’opposition aux traditions. Selon eux, le progrès doit en effet passer par une phase préalable de destruction, évoquant l’idéal de la tabula rasa des philosophes. Utilisé pour illustrer la conférence du 8 décembre, le triptyque de l’artiste contemporain chinois Ai Weiwei qui se représente lui-même en train de briser une urne de la dynastie Han fait appel à ce renversement des valeurs. Le geste est ambigu: s’agit-il d’un acte iconoclaste ou d’une œuvre d’art? Est-ce une création ou une destruction? Selon Dario Gamboni, la mise en scène choisie par Ai Weiwei cherche à attirer l’attention, à frapper les esprits et à interroger.
Détruire pour le symbole
Attirer l’attention et frapper les esprits. Ces deux intentions se retrouvent dans les vidéos du groupe «État islamique». Mais dans ce cas, elles s’inscrivent dans la production d’une propagande visant la conquête du pouvoir. Le professeur Gamboni confirme: «La puissance émotionnelle des images de destruction en fait des instruments politiques très efficaces. Il y a de bonnes raisons de penser que beaucoup des actions commises par Daesh le sont moins pour supprimer les monuments que pour diffuser les images produites à cette occasion.» Il s’agit donc de mettre en scène la destruction. Le procédé est loin d’être nouveau et a été abondamment utilisé à l’époque de la Réforme, puis de la Révolution française. Et le professeur de conclure: «Concernant les cas récents, ce qui est très frappant, c’est l’utilisation particulièrement efficace des nouveaux moyens de communication et des réseaux sociaux. Elles démontrent que ces pratiques ne sont nullement archaïques, comme on aime à le dire, mais bel et bien modernes.» —
| jeudi 8 décembre |
Détruire l’art. Pour quoi faire?
| bio express |
Nom : Dario Gamboni
Titre : Professeur ordinaire d’histoire de l’art de la période contemporaine
Parcours : Études à l’Université de Lausanne et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris. Auteur de très nombreuses études sur l’art du XIXe au XXIe siècle, dont «La destruction de l’art – Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française» (1997, édition française aux Presses du réel, 2015). Rejoint l’UNIGE en 2004.