Journal n°125

Quels médias de service public pour le XXIe siècle?

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Un ouvrage collectif fait le point sur les effets de la concurrence numérique à laquelle sont soumis les médias publics. Un éclairage nécessaire au moment où la question des médias et du service public audiovisuel fait l’objet d’un grand débat parlementaire et public en Suisse

Les débats autour du service public audiovisuel sont loin d’être terminés. Primo, l’initiative «No Billag» devrait être soumise au peuple suisse en 2018 et, secondo, l’évolution de la société numérique bouleverse fortement la place médiatique suisse. Signé notamment par le professeur Patrick-Yves Badillo (directeur de Medi@LAB-Genève/UNIGE) et Gilles Marchand (directeur de la RTS), l’ouvrage Médias publics et société numérique. L’heure du grand débat apporte un éclairage sur l’évolution des médias dans ce contexte.

Pérennité des médias publics

La pérennité de l’existence des médias publics se pose dans toute l’Europe. «Ce débat n’est pas spécifique à la Suisse, constate Patrick-Yves Badillo. Le financement de la BBC a par exemple été remis en cause en Angleterre. Partout, il s’agit de redéfinir le périmètre du service public en limitant ses activités. Pourtant, même des auteurs très libéraux ont considéré qu’il fallait protéger la BBC, s’agissant d’un service public de qualité.» Mais l’arrivée des géants de l’Internet sur le marché est en train de tout bouleverser. «L’apparition de Netflix en Europe, un acteur qui propose des films à coûts réduits, provoque naturellement des interrogations sur la redevance», observe Patrick-Yves Badillo. Pourtant, il faut rappeler que les médias de service public réalisent des investissements significatifs dans des contenus originaux (14,04 milliards d’euros dans l’Union européenne en 2014), un montant qui dépasse largement celui investi par Netflix (0,23 milliard).

Pivots de la production

Par ailleurs, produire une information de qualité nécessite un niveau de financement approprié. Les médias de service public doivent ainsi évoluer au rythme des géants commerciaux, tout en ne disposant pas des moyens financiers suffisants pour rivaliser avec de telles sociétés. En 2014, par exemple, les revenus des cinq plus grandes entreprises des géants du Net ont été 3,5 fois plus élevés que le revenu global de tous les médias publics de l’Union européenne. «Cela montre l’écart de poids entre les acteurs et la faible marge de manœuvre qu’ont les médias de service public, alors qu’ils sont les pivots de la production de contenu original», constate Patrick-Yves Badillo. Le professeur met également en lumière une «googlization» des médias. Si les journaux traditionnels définissent leurs contenus selon une ligne éditoriale basée sur des idées et des prises de position, le numérique favorise avant tout la recherche de trafic. «Cela permet d’acquérir de la publicité, mais surtout de collecter des données qui représentent une grande valeur dans la logique d’essor du big data», explique Patrick-Yves Badillo. Par exemple, un article sur le diabète va générer un trafic relativement important et va permettre de vendre de la publicité pour des médicaments antidiabétiques. Mais surtout, des données concernant les lecteurs seront enregistrées, permettant ensuite de cibler auprès de ceux-ci la vente de services spécifiques.

Risquer la baisse de qualité

Le professeur donne l’alerte: «Si les impératifs économiques du secteur des médias montent en puissance, on peut craindre l’ascendance d’une telle logique, au détriment du contenu. Quid dès lors de l’indépendance des médias? Même si cette question a toujours existé, l’impact de Google et de Facebook rend la problématique proéminente, c’est une question d’échelle.» Un autre élément entre en compte dans le débat: pour ne pas perdre son audience auprès des jeunes, une entreprise publique de média doit se positionner sur les services numériques. Une concurrence posant problème aux acteurs privés du marché, comme l’a récemment exprimé Pietro Supino, président du conseil d’administration de Tamedia, lors d’un débat autour de la place médiatique suisse (Médialogues, RTS, 12.11.16). Patrick-Yves Badillo suggère, quant à lui, de dépasser l’opposition traditionnelle entre service public et éditeurs privés pour trouver des accords «gagnant-gagnant». «Il est très important que des négociations se développent pour trouver un terrain d’entente, explique le professeur. Il en va du débat démocratique. Sans de telles alliances, les grands gagnants seront les géants du numérique, tels Facebook et Google qui sont déjà en train de capter les ressources publicitaires.»

Un modèle à inventer

Pour favoriser l’intégration du service public de télévision dans le monde numérique, il faut lui donner la liberté de prendre des initiatives dans le domaine, tout en régulant le périmètre dans lequel elles peuvent se développer si ces dernières posent de réels problèmes aux éditeurs. «Le marché de la publicité se transforme sous l’influence de la société numérique, constate le professeur. De nouvelles opportunités se dégagent, qui ne sont ni du ressort de la SSR ni de celui des éditeurs privés. Il y a un modèle à inventer pour qu’une part de ce gâteau reste aux mains des acteurs suisses, tout en assurant sa bonne répartition. Laisser la SSR développer sa présence sur les réseaux sociaux et le numérique pourrait rapporter, à travers des recettes publicitaires, une somme qu’il conviendrait alors de redistribuer en partie aux éditeurs.» Dans ce contexte, l’arrivée du Matin du soir révolutionne-t-elle la place médiatique suisse? Si Patrick-Yves Badillo y voit un concept intéressant, il faudra toutefois attendre plusieurs mois pour en tirer le bilan. «Ce modèle va permettre de tester de nouvelles façons de payer les contenus des médias, prévoit le professeur. Je suis persuadé que les journaux réussiront peu à peu à se rentabiliser en faisant payer leurs contenus. Pour autant que les prix soient raisonnables, les usagers peuvent à nouveau reprendre le chemin d’une consommation payante de médias. Mais cette évolution sera lente et il faudra auparavant inventer des mécanismes de paiement extrêmement confortables, permettant d’acheter un article à quelques centimes sans sortir sa carte bancaire.» —


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