Journal n°95

«La marchandisation érode le sens de la communauté»

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Le philosophe américain Michael Sandel donnera une conférence autour des questions d’argent et d’éthique, le 30 octobre prochain, à l’occasion de la remise des Prix Latsis universitaires

Dans son dernier ouvrage Ce que l’argent ne saurait acheter , le philosophe américain et professeur à Harvard Michael Sandel fustige la marchandisation de nos sociétés. Il est le conférencier invité pour la remise des Prix Latsis 2014.

Faites-vous référence à ce que l’argent ne peut acheter dans l’absolu ou à ce qu’il ne devrait pas pouvoir acheter?
Michael Sandel
: Il existe certaines choses que l’argent ne peut acheter. Si l’on tente de s’acheter un ami, il n’y a aucune chance que cela fonctionne. Un ami loué ne peut être aussi vrai, sincère qu’un ami authentique. Mais tous les biens ne sont pas de cette sorte. Prenez un rein ou tout autre organe du corps humain. Un rein acheté pour une greffe peut parfaitement fonctionner à partir du moment où le donneur (vendeur) et le receveur (acheteur) sont biologiquement compatibles. Pour autant, doit-on laisser un tel commerce exister? Voilà le genre de questions morales que nos sociétés doivent se poser et c’est de cela que je parle dans mon livre. Quel doit être l’usage de l’argent et du marché dans une «bonne» société?

Cette tendance à la marchandisation est-elle en augmentation?
Assurément. Et si la tendance est certainement plus marquée aux Etats-Unis, le phénomène est mondial. Une économie de marché est un outil, un outil utile à bien des égards, pour organiser l’activité productrice. En revanche, une société de marché est un endroit où tout est à vendre. La valeur monétaire des choses, leur potentiel mercantile finissent par dominer tous les aspects de nos existences, vie personnelle, vie amicale, santé, éducation, politique, vie civique.

Quels sont, selon vous, les biens et services que l’on ne devrait pas autoriser à la commercialisation pour des raisons morales?
Voici quelques exemples. Pour rassembler de l’argent à des fins de conservation de faunes et d’espèces en danger, certains pays organisent des enchères pour permettre à des chasseurs fortunés de tuer des animaux rares. Récemment, l’un d’entre eux a déboursé 350  000 dollars pour tuer un rhinocéros. Autre exemple: une ville en Californie donne aux prisonniers le choix d’intégrer une cellule individuelle pour un coût de 90 dollars par jour. Et puis tous les jours, on voit se développer des écoles privées, des hôpitaux privés, des militaires privés.

Où fixer la limite alors?
C’est à la société de décider ce qui peut ou non être commercialisé. Ce sera un débat difficile, car il mêlera de très nombreux avis, de très nombreuses conceptions éthiques et morales différentes. Mais il faut l’avoir. C’est au citoyen de définir sa société, non au consommateur, quand bien même ce sont deux aspects de ce que chacun de nous est.

Dans votre ouvrage, vous montrez aussi que l’argent n’a pas toujours l’effet escompté.
Prenez ces programmes qui ont proposé de payer des élèves pour lire des livres. Dans le court terme, cette mesure s’est révélée efficace. Mais désastreuse sur le long terme, car ces enfants ont développé un rapport purement utilitariste, mercantiliste à la lecture. A aucun moment, ils ne l’envisagent comme une activité enrichissante sur le plan du développement personnel. Voilà un exemple typique où l’argent ne produit pas les effets «bénéfiques» escomptés, mais des effets pervers.

Vous critiquez ceux qui défendent des modèles de marché neutre. Mais peut-on modéliser le sens moral et l’y intégrer?
Certains économistes maintiennent que l’économie est une science neutre du comportement humain. Je ne suis pas d’accord. C’est même l’une des principales raisons qui m’ont poussé à écrire cet ouvrage. Même si la morale ne peut en aucun cas être modélisée dans un algorithme ou réduite à une formule mathématique, les économistes doivent néanmoins en finir avec cette approche «neutre» et replacer leur science dans un cadre de philosophie morale et politique.

Au fond, que risquons-nous à tout commercialiser?
Que les riches et les moins riches ne partagent plus rien du tout au quotidien dans nos sociétés. Qu’ils ne se croisent plus dans les mêmes toilettes, dans les mêmes cinémas, dans les mêmes hôpitaux, etc. La marchandisation de nos sociétés érode la solidarité sociale et le sens de la communauté. Nous avons de moins en moins de lieux de mixité sociale. Or la démocratie repose fondamentalement sur le sentiment que nous partageons et que nous pouvons tous contribuer au développement des biens communs. Ce fractionnement de la société en fonction de l’argent constitue peut-être l’un des plus gros défis pour nos démocraties.