Journal n°139

«Il faut reconstruire un projet commun»

image-2.jpgAu début des années 1990, l’Espagne vit au rythme de la Movida et des spectacles de rue de La Fura dels Baus. Le pays a réussi sa transition démocratique de la plus belle des manières, par un foisonnement d’expressions culturelles et artistiques. Barcelone accueille en 1992 les XXVes Jeux olympiques. Lors de la cérémonie d’ouverture, le roi Juan-Carlos adresse à la foule réunie au stade Lluís-Companys et au monde un mot de bienvenue en catalan.

Une décennie plus tard, le décor a radicalement changé. La droite au pouvoir à Madrid depuis 1996 mène une politique de criminalisation des autonomistes basques modérés et des indépendantistes catalans.
Directeur exécutif de la Maison de l’histoire, Sébastien Farré voit dans ce changement de cap l’amorce d’un déphasage entre les aspirations d’une partie de la population espagnole et le pouvoir central qui a conduit à l’impasse actuelle en Catalogne.

Ce regain de tensions politiques s’accompagne d’une crise  identitaire pour la Catalogne, et singulièrement Barcelone

La crise financière de 2007-2008, qui a très durement frappé l’Espagne, a enfoncé le clou, en faisant exploser le jeu politique. Depuis lors, le Parti populaire de droite et les socialistes, qui maintenaient une ligne de contact entre Barcelone et Madrid, ont perdu une grande partie de leur influence en Catalogne au profit des partis indépendantistes. En 2010, enfin, le Tribunal constitutionnel annule le statut adopté en 2006 octroyant une importante autonomie à la Catalogne.

Ce regain de tensions politiques s’accompagne d’une crise  identitaire pour la Catalogne, et singulièrement Barcelone qui peine à se trouver un rôle dans l’Espagne du XXIe siècle. «On raconte toujours que la statue de Christophe Colomb à Barcelone regarde l’Amérique mais c’est faux, souligne Sébastien Farré. Elle est tournée vers la Méditerranée, pour rappeler la contribution de la Catalogne à l’édification de l’empire espagnol.»

À l’empire méditerranéen se substitue le projet d’une puissance atlantique, tournée vers l’Amérique

La Catalogne s’affirme en effet à partir du Xe siècle jusqu’au XIVe siècle comme une puissance méditerranéenne autour de Barcelone, au même titre que les villes italiennes comme Pise ou Gêne. Elle occupe les Baléares, une partie de la Corse, de la Sardaigne et de la Sicile, tout en contribuant à la reconquête du flanc méditerranéen de la péninsule Ibérique aux mains des arabes. La langue catalane s’émancipe du latin, tout comme à la même époque le castillan, la langue d’Oc ou les langues italiennes. Lorsqu’elle rejoint la couronne espagnole en 1472, cette puissance catalane est toutefois entrée en phase de déclin. À l’empire méditerranéen se substitue le projet d’une puissance atlantique, tournée vers l’Amérique et rivalisant avec les autres puissances maritimes européennes que sont la France, l’Angleterre et les Pays-Bas.

Ces deux dynamiques agissant au sein de la maison espagnole, l’une plus centralisatrice, monarchique et aux ambitions atlantiques, l’autre plus régionaliste, républicaine et tournée vers la Méditerranée sont toujours à l’œuvre dans la crise actuelle, selon Sébastien Farré. «C’est une crise espagnole. À la chute du franquisme, un système assez astucieux avait été mis en place pour éviter d’attiser les tensions et geler la question d’un futur statut des régions.» Les Espagnols ont appelé «Café para todos» ce système, qui visait à développer à des rythmes différents l’autonomie des régions en fonction des rapports de force à Madrid. Tout le monde devait y trouver son compte et cela garantissait un processus de décentralisation pacifié. Mais ce consensus s’est peu à peu érodé.

«Il existe aujourd’hui un vrai risque d’arriver à un point de rupture, estime Sébastien Farré, ce qui serait une perte de diversité et de richesse pour tout le monde. Espagnols et Catalans doivent maintenant essayer de reconstruire un projet commun.» —