Journal n°150

Le conflit religieux qui a donné la parole aux femmes

image-1.jpgLes femmes ont joué un rôle important lorsque Genève a basculé du côté de la Réforme, au début du XVIe siècle. Ce rôle ne s’est pas limité à la sphère privée. Dès 1535, les femmes participent activement aux troubles dans l’espace public et sont parfois appelées à prêcher. Cette contribution féminine est mise en exergue dans un ouvrage récemment édité et consacré à l’impact de la Réforme sur la vie quotidienne à Genève (lire ci-contre). Explications avec l’une des auteures, Daniela Solfaroli Camillocci, professeure à l’Institut d’histoire de la Réforme.

Pourquoi les sources historiographiques de l’époque tiennent-elles à souligner le rôle des femmes dans les conflits religieux qui agitent Genève au début du XVIe siècle?
Daniela Solfaroli Camillocci: Il faut d’abord relever que la plupart de ces sources sont de nature critique et non institutionnelle. Il s’agit de témoignages soit d’adversaires de la Réforme, soit des premiers propagateurs des idées nouvelles. Cela dit, si ces sources soulignent la participation des femmes, c’est pour mettre en évidence le caractère civil et populaire du conflit religieux qui agite Genève, sa magnitude, touchant toutes les catégories de la population.

Quel a été précisément le rôle des femmes durant les années qui précédèrent l’adoption officielle de la Réforme?
Les chroniqueurs relèvent d’abord la résistance des femmes aux idées réformatrices. Antoine Froment, l’un des premiers prédicateurs de la Réforme à Genève, interprète cette opposition comme la marque de l’influence démesurée exercée par les hommes d’Église sur les Genevoises. Il part de cette constatation pour montrer ensuite à quel point le ralliement de quelques femmes à la Réforme relève de l’extraordinaire et par conséquent d’une volonté divine justifiant le bien-fondé de la Réforme. À l’opposé, Jeanne de Jussie, religieuse au couvent des Clarisses et partisane de la foi traditionnelle, voit dans la résistance des femmes, en position de faiblesse sur le plan social et institutionnel, une preuve de leur fermeté et de la constance de leur foi. On trouve même dans son discours une critique implicite intéressante des hiérarchies ecclésiastiques qui renverse les codes liés au genre: elle s’en prend au clergé, composé d’hommes, parce qu’ils ne font pas preuve de suffisamment de fermeté dans leur défense de la foi catholique.

Quel est le profil social des femmes qui se convertissent à la Réforme?
Il s’agit de citadines plutôt bien placées dans l’échelle sociale. À partir du noyau familial, elles étendent leur influence, en s’adressant aux domestiques ou en encourageant les plus jeunes. Cet activisme féminin se traduit ensuite par des formes de prédication autorisées par les magistrats. L’une de ces prédicatrices est Claudine Levet, qui est d’ailleurs la seule femme, avec Henriette Baudichon, une autre évangélique de la première heure, à figurer sur un bas-relief sur le Mur des réformateurs qui date du début du XXe siècle. Avec l’institutionnalisation de la Réforme à Genève, la prédication publiques des femmes cesse.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le personnage de Marie Dentière, une figure dissidente du mouvement réformateur?
Son rôle est mis en avant parce qu’elle parvient à briser les codes de modestie traditionnellement attachés au genre féminin et parce qu’elle signe un ouvrage polémique publié en 1539. Les témoins dressent le portrait d’une femme douée de repartie, qui n’a pas peur d’afficher ses convictions en public. Ancienne nonne, elle était cultivée, y compris sur le plan de la doctrine religieuse, et prenait part à des réseaux importants. Elle avait notamment des liens avec la reine Marguerite de Navarre, sœur de François Ier. Cela lui conférait une assurance sociale qui a participé à sa renommée, due aussi à son conflit avec Calvin.

Pour qu’une figure féminine soit acceptée dans des rôles qui dépassent le cadre fixé par les conventions sociales, il faut qu’elle prenne un caractère hors norme

Pourquoi s’est-elle opposée à Calvin?
Sa critique porte sur la manière dont Calvin envisage le statut du corps ecclésiastique des pasteurs. Il entendait mettre en avant le rôle spécifique des ministres dans la cité. Marie Dentière y voit la réintroduction d’une classe de prélats comme dans l’ancienne Église. La dispute a lieu dans la rue. On informe Calvin qu’elle est en train de critiquer la compagnie des pasteurs. Celui-ci décide de se rendre sur place pour demander raison à son opposante. Ce qui est intéressant dans cet épisode est le fait que Calvin, qui raconte l’anecdote dans une lettre à Guillaume Farel, indique, tout en soulignant qu’il a remis cette femme à sa place, qu’il ne souhaite pas prendre de mesures punitives à son encontre. Il y a donc une forme de prudence qui se manifeste ici.

La Réforme a-t-elle été un vecteur d’émancipation pour les femmes?
Non. Pour qu’une figure féminine soit acceptée dans des rôles qui dépassent le cadre fixé par les conventions sociales, il faut qu’elle prenne un caractère hors norme. C’est le cas, par exemple, de Louise Sarasin, une jeune fille admise à fréquenter des cours au Collège de Genève dans la deuxième moitié du XVIe siècle en raison de ses capacités intellectuelles exceptionnelles. Cette caractéristique, qui fait sensation, la projette au-delà du genre. Elle n’est dès lors plus vraiment une femme, une curiosité plutôt, presque un monstre. Dans la dernière partie de l’ouvrage que nous avons consacré à l’impact de la Réforme à Genève, nous démontons un certain nombre de stéréotypes liés au mouvement réformateur, dont celui de l’émancipation. S’il y a eu émancipation, en effet, c’est moins dû à la Réforme en tant que telle qu’à la nature propre aux conflits sociaux et religieux. À toutes les époques, ces conflits ont permis à des voix habituellement marginalisées de se faire entendre et de laisser une trace.  —