11 avril 2022 - Anton Vos

 

Recherche

Pour 50 milliards de tonnes de sable en plus

Les rejets des mines représentent le plus grand flux de déchets du monde. Ils pourraient devenir une source pour les matériaux de construction comme le sable et le gravier qui font face à une crise de durabilité.

 

 68sable-1200.jpg

Terrils de sable de minerais dans la mine de Brucutu, au Brésil. Image: Vale SA

Au lieu d’être entassés en de gigantesques terrils, les rejets de roches inutilisées extraites des mines pourraient représenter une précieuse et profitable source de sable dont l’activité humaine consomme quelque 50 milliards de tonnes par an. Telle est la solution que propose un rapport rendu public le 12 avril dernier. Il s’agit d’une étude préliminaire d’un an, codirigée par Pascal Peduzzi, professeur titulaire au Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau (Faculté des sciences), et réalisée en collaboration avec le groupe international Vale qui possède notamment des mines au Brésil. Mais ses résultats ont d’ores et déjà été intégrés dans un autre rapport, celui du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), «Sand and Sustainability», qui a été présenté le 26 avril. Ce second document comporte dix recommandations aux États membres concernant la problématique du sable et l’une d’elles, citant le groupe genevois, leur enjoint précisément de substituer le sable actuellement extrait majoritairement des fonds marins ou des berges des rivières par du sable de minerais, c’est-à-dire issu des mines. Explications.

Quel est le problème du sable?
Pascal Peduzzi: Il est d’ordre volumique. L’humanité utilise chaque année 50 milliards de tonnes de sable et de gravier. Cela correspond à un cube de sable de 31 kilomètres de côté ou à un tas de sable de 27 mètres de haut, 27 mètres de large et qui ferait le tour de la planète chaque année. En d’autres termes, après l’eau, le sable et le gravier constituent la ressource naturelle la plus utilisée. Et le problème, c’est que son exploitation n’est surveillée par aucune institution internationale ni qui que ce soit, alors qu’il ne s’agit pas d’une ressource infinie et que son prélèvement a des conséquences environnementales majeures.

Comment avez-vous obtenu ce chiffre de 50 milliards de tonnes par an?
Il existe une corrélation très forte entre la quantité de sable et le ciment (nous utilisons environ 10 fois plus du premier que du second). Et du ciment (qui contient un mélange de sable et de gravier), on en produit 4,1 milliards de tonnes par an pour construire des infrastructures (bâtiments, ponts, tunnels, routes…). On le sait car les États sont obligés depuis 1990 de rapporter cette statistique en raison des importantes émissions de gaz à effet de serre qui lui sont associées. Certains chiffres sont d’ailleurs ahurissants. Très récemment, la Chine a utilisé en trois ans autant de ciment que les États-Unis en un siècle.

Cela fait donc 41 milliards de tonnes…
À cela, il faut encore ajouter le sable et le gravier utilisés comme remblai pour gagner du terrain sur la mer. Singapour a par exemple augmenté son territoire de 23% depuis les années 1970 en important du matériel d’Indonésie, de Thaïlande, du Cambodge, de Malaisie, etc. Il faut tenir compte aussi des opérations très fréquentes de réengraissement des plages qui visent à compenser l’érosion et/ou l’élévation du niveau des mers ou simplement à aménager une belle plage à un endroit où il n’y en avait pas. Et puis le sable entre aussi dans la fabrication du verre (vitres, bouteilles, écrans…) ainsi que dans des composants électroniques tels que les microprocesseurs de nos ordinateurs, qui sont fabriqués avec du silicium (l’élément chimique de base du sable).

Où le trouve-t-on, tout ce sable et ce gravier?
En Suisse, par exemple, on en trouve en quantités très importantes dans les anciennes moraines déposées par les glaciers et dont les sous-sols regorgent. Son exploitation ne pose en général pas de problèmes importants. Il faut faire attention de ne pas creuser dans les nappes phréatiques et tenir compte des contraintes du paysage. Mais les anciennes gravières peuvent ensuite servir au stockage des terres excavées par des chantiers avant d’être revégétalisées. On peut aussi concasser la roche de montagne, comme dans les carrières du Salève. Le problème, c’est que dans le reste du monde, la majeure partie du sable est prélevée dans les rivières, sur les plages et les fonds marins.

Pourquoi est-ce un problème?
Dans ces endroits, le sable est dynamique et fait partie de l’écosystème. Il filtre l’eau, il protège, sous la forme de dunes et de plages, l’intérieur des terres contre les ondes de tempêtes ou la salinisation des aquifères côtiers. Un grand nombre d’êtres vivants comme les crabes, les oiseaux ou les tortues dépendent du sable et de la vie qu’il renferme. Les bateaux dragueurs qui en pompent jusqu’à 50 ou 60 mètres de profondeur à l’aide d’aspirateurs impressionnants stérilisent ainsi les fonds marins et perturbent la turbidité de l’eau. Ils creusent des trous au large qui peuvent provoquer un écoulement du sable depuis la rive vers le fond de l’eau et participer à l’érosion de la côte. Une érosion qui est encore plus flagrante dans les pays pauvres, là où les gens viennent, parfois en masse, chercher le sable, avec leurs pelles et leur camion, qui représente parfois leur unique source de revenus. Le fait de modifier le lit d’une rivière en la creusant de cette façon peut changer son cours et provoquer des sécheresses ou des inondations en amont ou en aval. La qualité de l’eau peut également en pâtir ainsi que l’équilibre de nombreuses espèces vivantes. Un exemple parmi d’autres, la collecte de crabes en Asie est une tâche effectuée surtout par les femmes. Lorsqu’on enlève le sable, les crabes disparaissent et il n’est pas rare que certaines femmes soient alors obligées de quitter leur village pour trouver du travail en ville.

Les déserts renferment des quantités considérables de sable. Pourquoi ne pas l’utiliser?
En fonction de sa composition chimique et de sa pureté, le sable du désert pourrait éventuellement servir à la fabrication du verre ou des semi-conducteurs mais pas du ciment. Il est en effet composé de grains produits par l’érosion éolienne. Ils sont trop ronds et trop fins pour le secteur de la construction qui a besoin des grains irréguliers qui s’agrègent plus facilement. Et même si on pouvait utiliser le sable du désert, ce n’est en général pas là que l’on a de grands besoins d’infrastructures. Le fait de devoir transporter ce matériau jusqu’aux principaux centres urbains le rendrait rapidement trop cher. On estime qu’au-delà de 50 kilomètres de transport par camion, le sable, qui se négocie entre 6 et 12 dollars la tonne, n’est déjà plus rentable. Il n’y a guère que Singapour, où le mètre carré est tellement cher, qui peut se permettre de faire venir des matériaux de remblai de plus loin.

Le sable est-il une ressource renouvelable?
Il l’est mais seulement sur des temps géologiques. La nature fabrique du sable très lentement par rapport à la vitesse à laquelle la société l’utilise pour ses besoins. Comme il l’a fait pour toutes les autres ressources de la planète, l’être humain le considère comme un matériau banal, disponible pour toujours. Ce qu’il n’est pas. La véritable valeur du sable, aussi bien pour la construction que pour l’écosystème, n’est pas assez reconnue.

Dans votre rapport, vous proposez de tirer du sable des déchets produits par les mines.
En effet. On estime que les rejets miniers inutilisés atteignent entre 30 et 60 milliards de tonnes par année dans le monde.

C’est-à-dire le même ordre de grandeur que le sable consommé chaque année…
En effet. Il existe déjà plusieurs sources alternatives de matériaux de construction comme le fait de recycler les bâtiments que l’on détruit avant d’en édifier de nouveaux. Cette filière produit, dans les pays développés, environ 30% des matériaux de construction. Dans les pays en voie de développement, par contre, cette source ne fournit pas assez de volume car la plupart des infrastructures sont nouvelles et les anciennes à détruire sont rares. Il est également possible de récupérer les cendres des usines d’incinération des déchets, le mâchefer, pour les fondations des routes, à la place du sable de carrière. Mais les volumes restent modestes au regard des besoins mondiaux. Il n’y a guère que le secteur minier qui soit capable de générer des milliards de tonnes de matériaux par année. Selon le type de minerai qui est exploité, ce sont entre 90 et 99,9% de la roche qui sont rejetés sur des terrils gigantesques. C’est un gaspillage impressionnant. Sans parler du fait que ces tas de sable et de gravats prennent une place énorme sans rien rapporter et peuvent en outre s’avérer dangereux. En janvier 2019, le barrage de Brumadinho au Brésil, qui servait de réservoir de rétention pour les déchets d’une mine appartenant à Vale, s’est rompu et a entraîné une coulée de boue qui a tué 280 personnes.

Ces matériaux sont-ils exploitables?
Oui. Concrètement, nous avons travaillé sur les terrils d’une mine de fer au Brésil. Notre objectif était d’analyser physiquement et chimiquement les matériaux des terrils afin de déterminer s’ils étaient utilisables. Du point de vue chimique, ils sont très propres. Physiquement, en revanche, les grains de sable sont trop fins pour espérer en faire directement du béton. Pour y remédier, on peut le mélanger avec du matériel plus grossier, ce qui permet de l’utiliser comme matériau de construction. Une autre option consisterait à changer le mode opératoire de la mine. Celle-ci devrait broyer la roche plus grossièrement. Elle en tirerait moins de fer mais produirait du sable directement utilisable pour la construction et qu’elle pourrait vendre. Ce sable, nous l’avons même baptisé ore-sand, ou sable de minerais, pour bien marquer le fait qu’il ne s’agit pas d’un déchet de l’exploitation du fer mais d’un coproduit, équivalent au sable marin ou manufacturé (issu d’une carrière ou d’une gravière). Il faudrait bien sûr calculer avec plus de précision les pertes économiques liées à la baisse d’extraction du fer et vérifier qu’elles peuvent être compensées par les ventes de sable. Nous avons également calculé que les émissions de gaz à effet de serre liées à l’exploitation du sable des terrils se monteraient à 0,7 gramme d’équivalent CO2 par kilo de sable, contre 3,7 à 4,5 si l’on devait ouvrir une nouvelle carrière rien que pour cela.

Avez-vous imaginé d’autres utilisations pour le sable de minerais?
Nous avons testé l’idée de raffiner le sable de minerais. Grâce à notre collaboration avec le Sustainable Minerals Institute de l’Université du Queensland en Australie, qui possède un savoir-faire en la matière, nous sommes arrivés à obtenir du silicate d’une pureté oscillant entre 99,5 et 99,7%, ce qui suffit pour faire du verre. Ainsi, la valeur de ces terrils augmente davantage encore, puisqu’un matériau de cette qualité se négocie entre 35 et 50 dollars la tonne, presque autant que le fer, par exemple. Ce qui a le don de réjouir tout le monde. Les exploitants des mines autant que les scientifiques de l’environnement. C’est assez rare pour être soulevé.

Est-ce que le groupe minier Vale, avec lequel vous avez collaboré, s’est montré intéressé?
Il n’a pas perdu de temps et a déjà vendu, à ce jour, un million de tonnes de sable de minerais (pour la construction). C’est devenu une activité économique. Vale est désormais un groupe qui extrait de la même mine du fer et des matériaux de construction.

Est-ce que cette coproduction de sable et de minerais est adaptée aux mines du monde entier?
Nous avons mené une analyse à l’échelle mondiale visant à identifier les zones qui s’urbanisent et qui se trouvent le plus près de mines existantes (dans un rayon de 50 km environ). Dans certains pays, les sables de minerais pourraient ainsi couvrir une grande, voire la majeure partie des besoins en matériaux de construction (60% pour le Chili, plus de 40% pour l’Afrique du Sud et le Ghana, par exemple). La Chine pourrait couvrir près d’un quart de ses besoins de cette façon. Mais comme elle engloutit près de la moitié du sable consommé par année, le volume est plus que significatif. L’Afrique représente le prochain enjeu puisqu’il est prévu que sa population double d’ici à 2050, ajoutant ainsi plus d’1,2 milliard de personnes sur la planète. La construction d’infrastructures devrait suivre cette évolution. Le problème, c’est que le sable est actuellement exploité en majeure partie de manière informelle, sur les plages et les rivières, avec des impacts sérieux sur l’environnement et sur d’autres secteurs économiques comme la pêche ou le tourisme. Les dirigeant-es n’ont pas encore pris toute la mesure du problème. Le sable de minerais pourrait contribuer à le résoudre.

Le sable de minerais ne concerne donc pas vraiment la Suisse puisqu’elle n’a pas de terrils.
Non, mais elle héberge les sièges de quelques-unes des plus grandes multinationales actives aussi bien dans l’exploitation minière que dans la production de ciment. Cela vaut donc la peine de parler de cette problématique, même en Suisse.

Les acteurs des secteurs de la construction et des mines sont-ils prêts à adopter le sable de minerais?
Nous avons réalisé une enquête en ce sens auprès d’une centaine d’acteurs dans ce domaine. Les clients sont tous d’accord pour utiliser le sable de minerais. Mais ils ne veulent pas se charger de changer la législation en vigueur. La plupart des normes dans les pays précisent en effet que le sable utilisé doit être d’un certain type, par exemple d’origine marine ou de carrières. Changer ces règlements demande un effort dans l’arène politique auquel notre rapport participe.

 

Recherche