Campus n°145

Petite histoire des « Grandes découvertes »

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L’exploration des autres continents par les voyageurs européens
a longtemps été perçue comme une suite d’actes héroïques réalisés par des individus exceptionnels, confirmant par là même la supériorité de l’Occident. Une lecture aujourd’hui contestée par de nombreux spécialistes qui défendent l’idée d’un récit « à parts égales ».

Ils sont entrés dans l’histoire pour avoir agrandi le monde. Mais, à l’heure où les statues de Winston Churchill, de Victor Schœlcher ou Léopold II de Belgique vacillent sous la colère des foules, celles de Marco Polo, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Amerigo Vespucci, Magellan et consorts méritent-elles de rester sur le piédestal que l’Europe leur dresse depuis près de deux siècles ? La question était au centre d’une table ronde organisée dans le cadre du Festival Histoire et Cité et réunissant, sous la houlette de la journaliste Valérie Hannin (L’Histoire), Isabelle Surun, professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Lille, Romain Bertrand, directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales et Frédéric Tinguely, professeur de littérature française à la Faculté des lettres. Morceaux choisis.
Depuis que le naturaliste allemand Alexander von Humboldt a consacré l’expression de « grandes découvertes » dans les premières années du XIXe siècle, le récit de l’exploration du monde par les Européens se résume à une longue suite d’exploits personnels ouverte par le contournement progressif de l’Afrique par Bartolomeu Dias et s’achevant par l’exploration de l’intérieur du continent noir par Livingstone, Stanley ou Mungo Park. Un peu comme si le quadrillage du monde avait obéi à un plan concerté consacrant à la fois la supériorité de l’homme occidental sur ses voisins exotiques et son entrée précoce dans la modernité.
Cette lecture de l’histoire est cependant de plus en plus fortement mise en doute. Elle repose en effet sur un certain nombre d’angles morts et de dénis, en particulier à propos des savoirs et des connaissances accumulés par ces sociétés lointaines.
En ne retenant que les succès, elle occulte notamment le fait que cette quête de l’ailleurs a été émaillée de nombreux échecs et ratages. Car si, entre le XIVe et le XVIe siècle, une infinité d’expéditions petites ou grandes se sont lancées à l’assaut du monde pour des raisons commerciales et parfois politiques, la plupart ont tourné au fiasco et sont passés aux oubliettes d’une historiographie préférant ne se souvenir que de ce qui a fonctionné.
Elle pousse également à penser que cette ambition était essentiellement européenne alors que, même s’ils sont longtemps restés cantonnés dans les marges de l’histoire, nombre de diplomates arabes, d’amiraux chinois, de voyageurs indiens ou d’ethnographes malais ont accompli de vastes périples à la même époque (lire l'article).
En statufiant une poignée de grandes figures au travers des manuels scolaires, d’ouvrages spécialisés, d’expositions muséales mais aussi de fictions littéraires ou cinématographiques, la geste héroïque des navigateurs européens a, en outre, donné une dimension très individualiste à une aventure qui était éminemment collective. Outre les équipages des navires – marins anonymes parmi lesquels on ne trouvait pas que des Occidentaux mais également des esclaves africains ainsi que des interprètes indigènes –, aucune expédition n’était envisageable sans l’apport de nombreux intermédiaires, qu’ils fussent guides, porteurs ou chefs locaux.


Lettré malais

Parmi ces personnages secondaires, oubliés par la glorieuse légende européenne, figure par exemple Abdullah bin Abdul Kadir (1796-1854), aussi connu sous le nom de Munshi Abdullah. Quasiment inconnu du public occidental, alors qu’il dispose d’une avenue portant son nom à Singapour, ce lettré malais croise la route du fondateur de Singapour, Sir Stamford Raffles dans les premières décennies du XIXe siècle. Devenu secrétaire particulier et professeur de langue de plusieurs notables britanniques en séjour aux Indes, il a le plus souvent été présenté comme un simple scribe au service des Anglais. Or, son autobiographie, rédigée en langue malaise, laisse entrevoir un érudit d’une tout autre épaisseur dont le propos est riche d’enseignement non seulement sur l’histoire et les coutumes locales, mais aussi sur les agissements des Britanniques sur lesquels son regard apporte une forme de contrepoint fort instructive.
On retrouve également des échos de cette image, qui contredit le mythe d’une Europe civilisatrice face à un ailleurs caractérisé par la sauvagerie et la barbarie, sur le continent africain. Prenant à contre-pied la figure traditionnelle de l’explorateur solitaire bravant les dangers d’une nature indomptée et faisant face à des populations hostiles, Isabelle Surun insiste ainsi sur l’importance cruciale des sociétés qui accueillent ces voyageurs, les logent, les nourrissent, leur ouvrent ou leur ferment certains itinéraires.
« Jusqu’au milieu du XIXe siècle, sur le continent noir, les Européens ne sont pas toujours en situation de domination et ils n’ont pas toujours le beau rôle, explique l’historienne. L’Afrique est alors en effet sous souveraineté africaine et les étrangers qui y posent le pied ne sont présents que sur les côtes de façon discontinue, essentiellement dans les comptoirs qui ont servi à la traite atlantique. Leur entrée dans l’intérieur du continent est conditionnée au bon vouloir des chefs locaux envers lesquels ils se trouvent dans une situation de forte dépendance, tant logistique que politique. Il leur faut se présenter, expliquer le but de leur périple et leur statut, ce qui n’est pas toujours facile pour eux. »


Un Écossais à Bambara

En 1796, l’Écossais Mungo Park, qui sera un des premiers Occidentaux à explorer le fleuve Niger, débarque pour la première fois à proximité de Ségou, sur les rives du grand cours d’eau, au cœur du royaume Bambara. Un émissaire vient alors lui intimer l’ordre de demeurer aux portes de la cité en attendant les directives de son souverain. Après trois jours d’attente, l’homme est de retour avec de nouvelles instructions. Le voyageur étranger n’est pas autorisé à pénétrer en ville et devra donc choisir une autre route. En revanche, le monarque lui fournit un plein sac de cauris, ces petits coquillages venus des côtes de l’océan Pacifique qui servent de monnaie d’échange, afin d’assurer sa subsistance dans la suite de son périple.
Une petite dizaine d’années plus tard, un autre Britannique, Henry Nicholls, est envoyé par l’African Association sur la côte de Calabar (Nigeria actuel) à des fins d’exploration. Dans ce haut lieu de la traite négrière, il tombe sur un marchand plutôt méfiant qui l’interroge sur les motifs de sa présence, l’avertissant au passage que s’il compte parmi les abolitionnistes, il lui réglera son compte sur-le-champ. Troublé, Nicholls prétend tout d’abord être à la recherche d’essences de bois dont il souhaite faire le commerce, avant d’avouer devant la moue dubitative de son interlocuteur qu’il est en mission afin de décrire la faune et la flore du pays à laquelle il souhaite consacrer un grand ouvrage. À la plus grande stupéfaction du sujet de Sa Majesté, le marchand lui annonce alors qu’il est d’accord de lui venir en aide et de le guider à l’intérieur des terres parce que sa démarche est la même que celle du célèbre navigateur britannique James Cook, dont il possède quelques livres dans sa bibliothèque. «L’étonnement de Nicholls, précise Isabelle Surun, est dû au fait que celui-ci est incapable de s’imaginer que son interlocuteur puisse non seulement lire mais surtout posséder ce genre d’ouvrages. C’est un épisode qui est tout à fait révélateur des représentations de l’Afrique que l’on a à l’époque en Angleterre et qui montre surtout que, sur ce continent encore largement inconnu, le savoir circule en dehors des Européens et des explorateurs envoyés dans ces contrées.»
Cette forme de mépris, qui reflète bien le sentiment de supériorité des Occidentaux à l’égard de ces nouveaux territoires, n’est pas propre au XIXe siècle ni aux Anglais. On en retrouve en effet trace très tôt et dans des contextes très divers.
Le récit rédigé par le pilote d’un des vaisseaux de l’expédition des frères Raoul et Jean Parmentier, qui sont les premiers navigateurs français à accoster en Asie du Sud-Est en 1529, relate ainsi la rencontre avec l’ouléma du sultanat de Tikou, sur l’île de Sumatra. S’ensuit un dialogue d’une technicité théologique tout à fait étonnante au cours duquel il est question tout à la fois de la virginité de Marie, de la légende du péché originel ou encore du statut de prophète de Jésus.
« Alors que l’idée de départ du narrateur est probablement de chercher à affirmer une préséance ou une supériorité européenne, la réalité pratique de ces rencontres lors desquelles les autorités locales tenaient la dragée haute à leurs visiteurs vient contester de manière assez radicale cette vision des choses, atteste Romain Bertrand. Ces Européens qui sont partis au loin en cherchant à projeter une image très assurée d’eux-mêmes en sont revenus avec un regard profondément fissuré. »

Socrate tropical

Cet ébranlement est également perceptible dans la relation que le Genevois d’adoption Jean de Léry fait de son séjour au Brésil au milieu du XVIe siècle. Alors qu’il séjourne sur les bords de la baie de Guanabara (à l’emplacement actuel de Rio de Janeiro), l’écrivain entame une discussion avec un vieil Indien aux faux airs de Socrate tropical qui s’étonne des risques encourus par les Européens dans le seul but de récolter du bois pour s’enrichir, tout en interrogeant son interlocuteur sur les motivations qui poussent ses semblables à thésauriser sans retenue, quitte pour cela à agresser la forêt tropicale, alors que la nature est à même de fournir à chacun les ressources dont il a besoin.
Médecin et philosophe épicurien français, François Bernier visite, quant à lui, l’Inde moghole entre 1656 et 1669. Dans les conversations dont il rend compte avec les populations hindoues, il est frappant de constater que le libertin est plus souvent qu’à son tour déstabilisé par la position philosophique de ses interlocuteurs qui opposent systématiquement aux certitudes chrétiennes du voyageur l’idée qu’il est fort possible que chacun ait sa vérité et que le point de vue de l’un soit tout aussi légitime que le point de vue de l’autre. Une position que l’on qualifierait aujourd’hui de relativisme culturel et qui heurte de plein fouet les conceptions universalistes défendues alors par les Occidentaux.


Contrer le récit

Devant ces quelques exemples, on peut légitimement s’interroger sur les raisons qui ont permis au mythe si contestable des « grandes découvertes » de perdurer aussi longtemps. Selon Frédéric Tinguely, une partie de la réponse tient à la puissance d’évocation de la multitude de récits qui composent la grande bibliothèque du voyage. Un corpus qui n’a pas d’équivalent en dehors de l’Europe et qui répond dans son immense majorité à un objectif bien défini.
« Ce récit a été construit pour piéger le lecteur notamment par sa puissance d’évocation, précise le chercheur. Pour le contrer, il y a deux façons de procéder. On peut d’abord pousser le récit plus loin, en le confrontant aux faits et en le laissant se dégonfler de lui-même dans une sorte de prise d’aïkido historiographique. On peut également regarder de plus près la manière dont les textes de l’époque sont construits en étant attentifs à leurs ressorts et aux contradictions qu’ils contiennent afin d’en repérer les mécanismes d’héroïsation. »
Les éléments constitutifs du mythe sont en effet mis en place de manière très précoce. Fervent défenseur de la cause indigène, Bartholomé de La Casas lui-même n’y échappe pas. Dans son Histoire des Indes, le prêtre dominicain opère ainsi une distinction factice entre la figure du découvreur et celle du conquistador. Alors que ces derniers sont à ses yeux des forces destructrices, Christophe Colomb apparaît de son côté comme un instrument de la providence qui ne peut être mis en relation avec les exactions qui ont suivi.
« Les voyageurs de l’époque restent généralement très peu de temps sur place, appuie Romain Bertrand. Ils n’ont souvent pas le temps de saisir les enjeux locaux ni la complexité des réalités sociales qu’ils découvrent. Et même s’ils s’efforcent parfois de relater ce qu’ils voient avec une certaine mesure et en essayant de rester objectifs, ils échappent difficilement à la tentation de donner à leurs lecteurs ce qu’ils attendent. On le voit notamment de façon assez évidente dans le récit que fait Antonio Pifagetta au retour de son expédition aux côtés de Magellan. Les 90 % de ce que le jeune noble italien raconte s’appuient sur ce qu’il a effectivement vu et semblent tout à fait vraisemblables. Puis, dans les dernières pages de son récit, il évoque soudain des îles peuplées de créatures dont les oreilles sont si longues qu’ils s’enroulent dedans pour dormir. Et il le fait sans nul doute uniquement parce qu’à l’époque on s’attend à ce que ces contrées lointaines soient peuplées d’êtres étranges et merveilleux. »