Campus n°145

La mort lui va si bien

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Nommée à la tête du Centre universitaire romand de médecine légale
à l’âge de 35 ans, Silke Grabherr a mis au point une technique permettant de visualiser les vaisseaux sanguins d’un mort qui a fait le tour du
monde. Portrait d’une experte dont le quotidien n’a rien à envier aux fictions « made in Hollywood ».

Il y a des premières fois qu’on n’oublie pas. Et ce n’est pas Silke Grabherr qui le démentira. Cette nuit-là, pour ce qui constitue son baptême du feu en situation de garde, celle qui est aujourd’hui directrice de l’Institut romand de médecine légale est en train de visionner un film d’épouvante lorsque le téléphone sonne. À l’autre bout du fil, un officier de police lui demande si elle possède des chaussures de randonnée avant de l’envoyer séance tenante dans les montagnes bernoises à la recherche d’un cadavre. Après une heure de route, le système de navigation qui la guide l’entraîne sur un petit sentier forestier avant de s’éteindre un quart d’heure plus tard. Privé de réseau, son téléphone portable rend l’âme lui aussi. La voilà seule, dans la nuit noire, à jouer à cache-cache avec un mort, qu’elle finira tout de même par retrouver. Mais il en faut plus pour désarçonner Silke Grabherr. Championne d’Autriche de dressage hippique à 18 ans, la jeune femme n’est pas du genre à refuser l’obstacle et la peur ne semble pas vraiment faire partie de son vocabulaire. Parce que, comme disait sa grand-mère, « mourir de peur, c’est mourir quand même ». Tenace et audacieuse, cette alerte quadragénaire fait aujourd’hui partie du gratin mondial des sciences forensiques qui lui doivent notamment l’invention d’une méthode d’angiographie post-mortem adoptée par de très nombreux laboratoires à travers le monde.
 
À deux pas de la Suisse

Comme elle le raconte dans La mort n’est que le début, récit autobiographique publié en 2020 aux Éditions Favre, le chemin quelque peu sinueux de l’experte commence à deux pas de la frontière suisse, dans un paisible village du Vorarlberg autrichien. Après le divorce précoce de ses parents, elle grandit dans une maisonnée où ce sont les femmes qui tiennent les rênes. Une mère qui n’a que 17 ans de plus qu’elle et qui est bien décidée à offrir à sa fille une vie meilleure que la sienne. Deux tantes que la faible différence d’âge transforme quasiment en sœurs. Une grand-mère dont la maison sert de refuge à des orphelins de la guerre des Balkans tandis que le grand-père, militaire de carrière, est rarement présent.
La famille ne roule pas sur l’or et l’ambiance entre les jeunes de passage est parfois tendue mais Silke Grabherr s’en accommode sans peine. « La situation était un peu particulière, mais j’adorais tout le monde et comme j’étais la plus petite, tout le monde m’adorait aussi. »
En dehors de l’école, les loisirs sont consacrés à l’étude de la musique (flûte, puis piano) – « j’ai détesté, précise-t-elle aujourd’hui, je n’étais vraiment pas faite pour ça quoi qu’en dise ma professeure » – et le manège où elle s’initie à la voltige en attendant de se voir offrir un poney souffrant d’embonpoint. Même si le ventre de la bête a tendance à racler les obstacles, la fillette fait montre d’aptitudes de cavalière qui n’échappent pas à son entourage. Si bien qu’on lui prête bientôt des montures plus dignes de ses talents. Pari gagnant : elle rafle concours sur concours jusqu’à ravir le titre national alors qu’elle est à peine majeure. Mais le rêve d’une carrière sportive s’écroule avec la mort prématurée du cheval qu’elle avait fini par acquérir en travaillant tous les week-ends des années durant. « Après tant de sacrifices, j’étais dégoûtée, lâche-t-elle amère. Je n’avais qu’une envie : faire autre chose. »
Ce ne sont pas les possibilités qui manquent. Diplômée d’une haute école spécialisée dans les métiers du service et du tourisme, Silke Grabherr dispose en effet à 19 ans d’une formation de cuisinière, de serveuse, de réceptionniste, de comptable et de secrétaire, sans compter de bonnes bases en confiserie.

Un an d’avance

Aucune de ces multiples casquettes ne lui convient pourtant vraiment. Elle s’en servira donc pour financer un autre projet : des études de médecine dans lesquelles elle se lance en même temps qu’une de ses tantes. Elle se verrait bien chirurgienne, urgentiste ou généraliste mais à chaque stage elle déchante, jusqu’à ce qu’elle découvre la médecine légale. « Quand on est arrivés en salle d’autopsie, le professeur a demandé des volontaires pour disséquer un corps, restitue la chercheuse. J’ai levé la main et j’ai pu découper un foie. J’étais toute contente et j’ai décidé d’opter pour cette voie. Ce qui m’embêtait dans la médecine, c’était la très grande spécialisation. Dans tous les services que j’avais connus, les choses étaient très compartimentées et le temps pour les patients était rigoureusement compté. J’avais l’impression que chaque spécialité traitait l’organe qui la concernait mais que personne ne veillait au bien-être général du patient dans sa globalité. En médecine légale, on a certes affaire à des morts, mais on examine le corps dans son ensemble. On fouille le dossier des patients, on appelle des collègues pour avoir des avis. C’est une approche qui m’a beaucoup plu. Et puis, quand on commence une journée, on ne sait jamais comment elle va se terminer. »
Sans être toujours brillante – « je faisais ce qu’il fallait pour passer à l’étape suivante sans forcément viser l’excellence » –, Silke Grabherr achève son cursus avec un an d’avance sur les temps de passage usuels. Elle met alors le cap sur Berne pour rejoindre le service d’un autre Autrichien, le professeur Richard Dirnhofer, qui n’est autre que l’inventeur de l’autopsie virtuelle, c’est-à-dire l’examen non invasif des cadavres par des technologies d’imagerie médicale.
L’homme est exigeant et ne cède pas facilement à l’enthousiasme. Mais Silke Grabherr a de la suite dans les idées et n’est pas le genre à se laisser facilement impressionner. À peine arrivée sur place, en pleine canicule du mois d’août 2003, elle a l’occasion de montrer qu’elle a le cœur bien accroché. Il s’agit en effet d’aller repêcher un noyé dans l’Aar, ce qui, de son propre aveu, est l’un des pires spectacles que peut offrir sa profession. Devant le corps boursoufflé dont la putréfaction est déjà bien avancée, elle ne cille pas, ce qui suscite d’emblée le respect de ses collègues plus expérimentés.
Apte à faire face à la réalité du terrain, qui peut parfois s’avérer sordide, Silke Grabherr fait également rapidement ses preuves en laboratoire. Le professeur Dirnhofer, souhaitant développer d’autres méthodes permettant d’examiner le corps d’un-e défunt-e sans avoir à l’ouvrir en recourant aux nouvelles technologies, sa jeune disciple se met en tête d’inventer une technique permettant d’en visualiser les vaisseaux sanguins dans le cadre de sa thèse de doctorat.


Supérieur sceptique

« À mes yeux, c’était tout à fait logique : puisqu’on pouvait faire circuler du sang dans le corps d’une personne en train de subir une transplantation cardiaque, il n’y avait pas de raison de ne pas y arriver sur une personne décédée. »
Sceptique, son supérieur lui accorde trois mois pour valider le concept. Mais la chercheuse n’aura accès ni à des cadavres ni à l’onéreuse machine à circulation extracorporelle utilisée dans les blocs opératoires. Il lui faudra donc faire avec les moyens du bord.
Qu’à cela ne tienne. Après avoir sympathisé avec le concierge de l’Institut lors d’une pause cigarette – une mauvaise habitude qu’elle a perdue depuis –, elle dégote une vieille pompe à rouleaux dans les sous-sols du bâtiment. Elle trouve un liquide de traçage convenable à la pharmacie, se fournit en canules et tuyaux au magasin de bricolage du coin, avant de dévaliser le rayon huile du supermarché voisin et d’assembler le tout dans son bureau.
« Je savais que la principale difficulté était constituée par le fait que les vaisseaux sanguins se détériorent très rapidement après le décès et qu’ils deviennent alors poreux, explique-t-elle. Il fallait donc trouver un liquide suffisamment épais pour qu’il reste à l’intérieur du système vasculaire et ne s’échappe pas dans les tissus au moment de l’infiltration. En épluchant de vieux bouquins à la bibliothèque, j’ai découvert que des résultats intéressants avaient été obtenus avec différents types d’huile. Je me suis donc lancée, d’abord avec des huiles à usage domestique, puis avec du diesel, qui offrait une viscosité plus adaptée. »
Faute de corps humains, les premiers essais sont effectués sur des rats achetés au zoo, puis sur des carotides de cochon que Silke Grabherr prélève elle-même sur des carcasses pendues sur des rails d’abattoir. Viendront ensuite un chat, puis un chien, fournis par l’Institut d’anatomie vétérinaire de l’Université de Berne, qui permettront d’opérer les tests finaux.
L’expérience est un succès. N’y tenant plus, Silke Grabherr bondit sur son téléphone pour avertir au plus vite son mentor. Le problème, c’est qu’il est alors 1 heure du matin et que ledit professeur n’est pas particulièrement enchanté de se faire réveiller ainsi en pleine nuit, fût-ce pour entendre une bonne nouvelle.
Tout n’étant pas encore parfait, il faudra toutefois encore quelques années de travail pour développer une méthode standardisée à même d’être commercialisée (ce qui est le cas depuis 2010). Mais l’essentiel est acquis. Silke Grabherr s’est fait un nom et une place de choix dans le monde de la médecine légale, l’angiographie en phases multiples étant aujourd’hui utilisée de la Corée du Sud au Brésil, en passant par la France, l’Allemagne ou encore l’Italie.
Ambiance maussade À Berne toutefois, l’ambiance est de plus en plus maussade. Entre les jeunes doctorant-es de l’équipe, la concurrence est féroce et les coups bas deviennent un peu trop fréquents. Il est temps de changer d’air. Elle hésite à rentrer en Autriche, jusqu’à ce qu’elle reçoive une proposition de Lausanne. Même s’il lui faudra apprendre le français, elle saute sur l’occasion. Et c’est dans les murs où sont passés des éléments d’enquête sur la mort de Lady Di ou de Yasser Arafat que Silke Grabherr obtient son titre FMH en médecine légale avant de prendre la tête de l’unité d’imagerie forensique. Elle y forme à l’angiographie post-mortem de nombreuses équipes venues des quatre coins du monde, tout en continuant à innover. On lui doit notamment la mise en place d’une base de données anthropologiques facilitant l’estimation de l’âge, de la taille, du sexe et de l’ethnie d’un cadavre même réduit à l’état d’ossements ainsi qu’une technique de contrôle concernant le contenu de bouteilles de vin qui permet non seulement de détecter une substance étrangère mais encore de spécifier s’il s’agit de cocaïne. Elle assure également sa part de gardes et enquête de temps à autre sur des affaires hautement sensibles. C’est notamment le cas lorsque le gouvernement polonais fait appel au Centre romand de médecine légale pour reprendre les expertises menées sur les victimes du crash de l’avion dans lequel se trouvait le président Lech Kaczynski, survenu à Smolensk, le 10 avril 2010, et tuant ses 96 passagers. L’affaire est encore en cours et elle n’en dira pas plus.
« Nous recevons beaucoup de demandes, confirme l’intéressée. Certaines sont d’ailleurs parfois assez farfelues, comme lorsqu’il s’agit de trouver des traces ADN sur un vêtement entier sans disposer de point de comparaison ou que le FBI nous fournit des échantillons tellement couverts de bandelettes de protection qu’il est impossible de les ôter sans détruire la pièce à conviction. »
Reine au royaume des morts, Silke Grabherr ne dédaigne pas pour autant les vivants. Près de la moitié des dossiers traités par le Centre romand de médecine légale concerne en effet des affaires de violences conjugales, de coups et blessures, d’agressions sexuelles ou de cambriolages. De plus en plus souvent, les compétences de ses expert-es sont également requises pour des litiges portant sur des suspicions d’erreur médicale ou des lésions consécutives à des accidents de la circulation.
« À la demande du Tribunal civil, nous sommes récemment intervenus dans le cas d’une personne qui se plaignait de douleurs récurrentes après avoir été renversée par une voiture et qui réclamait par conséquent une compensation financière depuis des années, raconte Silke Grabherr. Nous avons donc repris l’intégralité du dossier pour déterminer s’il était possible d’établir un lien de cause à effet entre l’accident et les séquelles présentées par cette personne. En réexaminant les radiographies faites à l’hôpital, nous nous sommes aperçus que la fracture constatée par le médecin présent ce jour-là était en réalité une anomalie osseuse. En fait, nous n’avons trouvé aucune lésion susceptible d’expliquer les douleurs prétendument ressenties par la victime, qui avait profité des années durant de cette erreur d’interprétation pour réclamer de l’argent au conducteur, lequel n’avait cessé de répéter qu’il n’était même pas certain d’avoir heurté cette personne. Tout cela montre bien qu’en médecine légale, il ne faut jamais rien prendre pour argent comptant. Il faut à chaque fois repartir de zéro et tout vérifier minutieusement. »
Cette culture du questionnement, ce soin du détail et cette abnégation, Silke Grabherr s’efforce aujourd’hui de les transmettre dans le cadre de l’unité en médecine légale humanitaire récemment créée au sein du Centre. Une structure qui, au travers de partenariats avec des États ou des organisations non gouvernementales, vise à accompagner la mise en place de services médico-légaux dans les nombreuses régions du monde qui n’en disposent pas encore.


Vincent Monnet