Campus n°145

« La nature est souvent dispendieuse et loin d’être optimale »

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L’évolution a lieu à toutes les échelles, tout le temps et partout. Même à l’intérieur du corps humain, comme l’explique Guillaume Lecointre, Professeur du Muséum national d’histoire naturelle à Paris. il était de passage à Genève pour une conférence sur le sujet.

Professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris et conseiller scientifique du président de la République française, Guillaume Lecointre est un spécialiste de la classification du vivant et de la théorie de l’évolution. Vulgarisateur reconnu, il est également l’auteur de chroniques scientifiques dans Charlie Hebdo. Il a donné une conférence en mai à l’Université de Genève dans le cadre de l’exposition Le Grand bazar de l’évolution qui se tient jusqu’au 17 octobre aux Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève. Entretien.

Peut-on « voir » l’évolution dans le corps humain ?
Guillaume Lecointre : Oui, on peut y voir non seulement les traces de l’évolution passée mais aussi l’évolution en action. En effet, les trois mécanismes de base de l’évolution sont l’apparition de variations aléatoires dans une population, la transmission de ces variations aux générations suivantes et des contraintes qui canalisent le phénomène. On retrouve ces principes à tous les niveaux des constituants biologiques. On peut même définir comme biologique toute entité du monde réel qui subit ces trois principes. Cela concerne donc aussi les cellules qui composent le corps humain. Elles naissent et meurent, subissent des variations et les transmettent aux générations futures, d’une cellule mère à ses deux cellules filles. Elles sont finalement soumises à des contraintes liées au développement et au fonctionnement de l’organisme. C’est une manière de concevoir le corps humain qui remonte à 1881 mais qui a été récemment renouvelée. Au beau milieu du siècle dernier, on pensait en effet que l’état normal d’une cellule humaine était de se tenir tranquille et que la prolifération était une maladie. En fait, c’est l’inverse qui est vrai. Dans son état normal, une cellule a une propension naturelle à proliférer, exactement comme les individus d’une espèce. La nécessité de coopérer avec ses congénères permet d’équilibrer les phénomènes. Il arrive toutefois que certaines cellules deviennent subitement insensibles aux signaux chimiques venant du reste de l’organisme et qui, jusque-là, coordonnaient son « comportement » avec les autres. L’équilibre est alors rompu, la contrainte de la collaboration disparaît, laissant libre cours à la prolifération et à l’apparition d’une tumeur cancéreuse.

Est-ce que le corps humain garde aussi des traces de l’évolution passée de son espèce ?

Oui, et cela contredit d’ailleurs l’idée très répandue selon laquelle le corps humain (ou de n’importe quel autre être vivant) est une machine optimale et économe. On considère en effet que chacun de ses composants (organe, tissu, cellule, molécule…) est à sa place et qu’il remplit parfaitement sa fonction, sans gaspiller. Or, c’est une illusion. La nature est souvent dispendieuse et loin d’être optimale. Le corps humain ne fait pas exception.

Avez-vous des exemples ?

À la sixième semaine du développement embryonnaire, le fœtus humain possède encore neuf vertèbres formant un bourgeon de queue. Quatre d’entre elles vont toutefois régresser, c’est-à-dire disparaître. Les cinq restantes vont se souder au bassin et former le coccyx. Si la nature était économe, elle ne fabriquerait pas neuf vertèbres pour n’en conserver que cinq. Si elle le fait malgré tout, c’est parce que notre développement embryonnaire humain conserve la mémoire d’un temps où nos ancêtres possédaient encore une queue. C’est un souvenir ancien, puisqu’il remonte à la divergence de notre branche d’avec celle des gibbons, il y a quelque 20 ou 25 millions d’années. Quand on fouille un peu dans l’anatomie humaine, on trouve beaucoup d’autres exemples de ce type.

Lesquels ?

Nous possédons trois muscles du pavillon de l’oreille insérés dans la boîte crânienne, le muscle supérieur, l’inférieur et le postérieur. Or, vous l’aurez remarqué, nous ne remuons pas les oreilles dans tous les sens comme le feraient un chat ou un lapin. Chez nous, ces muscles sont devenus des atavismes, des vestiges persistants d’une fonction ancestrale que nous avons perdue. Autre exemple : le nerf laryngé droit récurrent. Suivant un trajet curieusement long, il part de la base de l’encéphale, descend vers le cœur, contourne la crosse aortique puis remonte vers sa cible qui est un bloc musculaire autour du larynx. Il y a là manifestement quelques dizaines de centimètres de câblage inutiles. En réalité, il y a fort longtemps, quand les vertébrés avaient encore tous une forme de poisson, ce même nerf ainsi que l’un des arcs aortiques étaient connectés aux branchies de notre lointain ancêtre. Quand le cou est apparu, il y a 370 millions d’années, les morceaux squelettiques qui maintenaient les branchies ont été mobilisés pour former le larynx. Le déplacement, au cours de l’évolution, du nerf vers le cou et le recrutement de l’arc aortique dans l’irrigation postérieure du corps en sang oxygéné a donné naissance à ce crochetage du nerf avec l’aorte. Leur trajet anatomique est le résultat du trajet évolutif chez les tétrapodes, dont nous faisons partie. Si un ingénieur avait fabriqué le corps humain, il aurait certainement évité de tels défauts de fabrication, en particulier ce virage à 180 degrés que dessine l’aorte juste à la sortie du cœur. Cette disposition représente un point de fragilité évident. Des études ont montré que certains zèbres et gnous s’exposent à un claquage aortique mortel lorsqu’ils sont pourchassés sur des kilomètres par des prédateurs endurants comme les lycaons.

Qu’est-ce qui fait évoluer l’être humain ?

Essentiellement les parasites. Des études comparant des génomes humains de populations du monde entier ont montré que les principales pressions sélectives qui se sont exercées dans le passé sont associées à du parasitisme. Nous, les Occidentaux, vivons actuellement dans un luxe sanitaire inégalé et nous nous sommes débarrassés de la plupart de nos parasites pathogènes. Nous avons oublié que l’état normal d’un individu, c’est d’être parasité. Mais ce qui est remarquable, c’est que, selon l’Organisation mondiale de la santé, la principale cause de mortalité et de morbidité dans le monde c’est toujours les parasitoses, qu’elles soient virales, bactériennes ou animales. Autrement dit, les parasites ont représenté une contrainte sélective énorme dans le passé et, pour la majorité de la population humaine, le sont encore.

Est-ce que l’être humain peut échapper à l’évolution ?

Non, mais l’humain fait partie de ces espèces qui donnent en héritage à leur descendance des milieux qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. La construction de « niches », comme on désigne ce phénomène, représente l’avantage de stabiliser les contraintes de l’environnement qui, sans cela, seraient trop dures. L’être humain, en l’occurrence, trouve le moyen de se construire un habitat, de se chauffer, de domestiquer d’autres espèces animales et végétales pour un approvisionnement alimentaire régulier, etc. À cela s’ajoute la transmission de génération en génération de tout un corpus de phénomènes qui accompagnent l’humain dans sa biologie et que l’on appelle sa sphère culturelle : les langues, les mythes, les religions, les habitudes culinaires… Ces spécificités sont à même de changer quelque peu la structure génétique des populations. Des études l’ont démontré notamment dans le cas des habitudes alimentaires, des langues et des religions, de par le fait qu’elles régissent les unions.
Ces particularités atténuent-elles les effets de la sélection naturelle ?
Oui, mais sans les annuler pour autant. En réalité, nous modifions tellement notre environnement pour minimiser les effets sélectifs trop immédiats que nous en subissons de plein fouet les contrecoups à plus long terme. Le réchauffement climatique, causé par notre mode de vie et nos rejets de CO2 dans l’atmosphère, en est un. Il représente une contrainte sélective nouvelle. Bien qu’il ne soit pas exceptionnel en soi, ce réchauffement se distingue des autres ayant eu lieu dans le passé par sa fulgurance. Il ne laissera pas le temps aux espèces de grande taille de s’adapter. L’homme risque d’en faire partie. Il va falloir faire des efforts d’imagination et de gestion considérables pour s’en tirer.

Est-ce que la religion est un résultat de l’évolution ?

La religion trouve son origine dans deux sources : le besoin de l’être humain de disposer de normes qui régissent sa vie sociale dans un groupe cohésif et sa capacité à s’interroger sur l’origine de ce qui l’entoure... Sans parler de son envie de trouver des réponses immédiates à ses questions. À propos de la sociabilité, Charles Darwin infère que si, dans certaines circonstances, les espèces adoptent un comportement cohésif, elles font plus de petits par individu que si elles ne collaboraient pas. L’évolution par le biais de la sélection naturelle peut ainsi favoriser un trait aussi complexe que la propension à entretenir des liens sociaux, à collaborer et à mettre en place les bases des instincts sociaux. L’instinct social est apparu de nombreuses fois au cours de l’histoire de la vie, notamment chez les insectes, les oiseaux et certains mammifères, dont les primates et les humains. Et pour que ce « vivre-ensemble » fonctionne bien, il est nécessaire de disposer d’un ensemble de règles et de lois régissant les comportements.

Cela n’explique pas encore l’apparition des religions…

L’être humain a également toujours cherché à donner du sens à ce qui l’entoure. Il le fait cependant de manière caractéristique, à savoir en projetant sur la nature les spécificités de sa propre psychologie (c’est un biais classique qu’on retrouve tout le temps et partout, notamment en science). Enfant, ses parents subviennent à tous ses besoins. Ils lui paraissent surpuissants et semblent maîtriser le monde. Par analogie, une fois adulte, il se dit qu’il existe un super parent pourvoyeur des bienfaits de la nature. La conjonction de ces deux traits, à savoir la production de normes et la production de sens, a fait naître une diversité de phénomènes religieux.

N’a-t-on pas abusé du terme de darwinisme dans d’autres disciplines que la biologie ?

Les phénomènes que la théorie de Charles Darwin tente de rendre cohérents sont complexes. La sélection naturelle fait émerger des caractéristiques aussi diverses que la compétition et la coopération, l’attraction et le camouflage, le parasitisme et le mutualisme. Le problème, c’est que certaines personnes font leurs courses et ne choisissent dans les travaux de Darwin que ce qui les arrange. C’est le cas notamment d’Herbert Spencer (1820-1903), principal promoteur du darwinisme social. Cet ingénieur anglais qui se piquait de philosophie n’a retenu de l’évolution des espèces de Darwin (qui a rejeté cette utilisation de ses résultats) que son aspect éliminatoire, à savoir que la sélection naturelle ne produisait qu’une élimination d’individus à partir d’une compétition, et l’a appliqué à la société. Il a préconisé de ne pas aider les pauvres, au risque de favoriser la multiplication des existences socialement indésirables et de baisser la « qualité » de la population anglaise. Ses écrits ont permis à l’Angleterre victorienne de justifier le laisser-faire économique ainsi que l’obsession de la pureté de la « race anglaise ». Le problème, c’est qu’Herbert Spencer ne tient pas compte du fait que, dans la pensée de Darwin, la concurrence, certes bien réelle, se double, à un autre niveau, d’un aspect de coopération qui peut dominer selon les circonstances. Le fait de ponctionner un résultat de la science, de le sortir de son contexte de validité et de l’appliquer ailleurs, ce n’est rien d’autre que le travail de l’idéologie. Et aujourd’hui encore, 150 ans après, on retrouve dans les journaux économiques cette idéologie libérale qui ne retient de Darwin que ce qu’Herbert Spencer en a dit, à savoir identifier la sélection naturelle à la seule compétition. Quand des entreprises sont en concurrence, on entend toujours l’expression de « saine concurrence darwinienne ». J’attends avec impatience le prochain journal d’économie qui parlera de relation darwinienne quand les entreprises coopéreront entre elles.
Vous avez publié, avec votre collègue Hervé Le Guyader, la « Classification phylogénétique du vivant ». Vous en êtes à la quatrième édition de cette somme en deux volumes. Tout le monde du vivant y figure, les eucaryotes, les archées et les bactéries, mais pas les virus. Ne sont-ils pas vivants ?
Il se trouve que j’ai envie de m’atteler à une cinquième édition de la Classification et d’y inclure justement les virus. Car si l’on considère comme vivant tout ce qui subit des variations, transmet ces variations aux générations suivantes et est soumis à des contraintes, alors les virus sont vivants. Le problème, c’est que les virus ne se modifient pas en suivant sagement un schéma arborescent. Leur trajectoire dans l’évolution est plutôt réticulaire, avec des croisements et des échanges entre espèces. Mais il est malgré tout possible d’établir une classification phylogénétique des virus.


Vous êtes le spécialiste de la classification du vivant mais les espèces existent-elles seulement ? Les antispécistes, des activistes militant pour la protection des animaux, estiment que non…

Je renvoie les spécistes et antispécistes dos à dos. Leur débat est largement miné par le fait qu’il est basé sur une vision essentialiste de l’espèce à laquelle on attribuerait des caractéristiques définitives. Mais, pour les biologistes, les espèces n’existent pas. Lorsqu’ils étudient le vivant, ils sont confrontés à une variation continue dans l’espace et dans le temps. Les populations se suivent et ne se ressemblent pas complètement. Elles accumulent des variations, génération après génération. L’espèce est donc une convention de langage qui désigne un segment généalogique cohésif à un moment donné. Rien d’autre. Si ce segment se scinde, alors il faut adopter un autre nom d’espèce. Cependant, rien dans le monde réel ne marque cette bascule entre des générations d’une espèce et celles de l’espèce suivante si ce n’est une barrière à la reproduction qui apparaît entre les deux. La notion d’espèce est une nécessité langagière visant à faciliter le travail des scientifiques mais ces catégories ne sont pas inscrites dans la nature comme le serait une loi de la physique.

Propos recueillis par Anton Vos

« Le Grand bazar de l’évolution » du 20 mai au 17 octobre, aux Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève.