Conférences publiques

Écologie des savoirs et justice cognitive : Sortir de la monoculture pour entrer dans le pluralisme ontologique / Baptiste Godrie, Université de Sherbrooke / 05 06 2023

Retour sur la conférence de Baptiste Godrie du 5 juin 2023

Par Janette Friedrich, Equipe TEF, Université de Genève

BGodrie3.jpgBaptiste Godrie, de l’Université de Sherbrooke, nous a invité-es à réfléchir ensemble chacun-e à partir du lieu où il ou elle se trouve – chercheur-e ou praticien-ne, formateur-rice ou étudiant-e - sur deux concepts avec lesquels les modes dominants de la production de la connaissance (notamment scientifique) sont questionnés depuis quelques années. En parlant de l’écologie des savoirs et de la justice cognitive il a dessiné des formes alternatives de production et d’interaction entre les savoirs existants. Pour amener le public à comprendre ce projet, il a introduit son propos par une analyse des postures auxquelles nous sommes majoritairement socialisés au sein des universités et institutions de recherche du Nord. Un autre concept lui a pour cela servi de guide : l’extractivisme. La manière de récolter des données en sciences sociales s’avère souvent être une appropriation des connaissances ; des connaissances qui appartiennent à autrui, aux praticien-nes, aux citoyen-nes, aux communautés, à savoir à ceux et à celles qui, soit sont directement objet de la recherche, soit informent les chercheurs sur la question de recherche posée. Baptiste Godrie n’a pas remis en question les bonnes intentions qui règnent dans le monde de la recherche et il a souligné nombre de difficultés et biais qui accompagnent et déterminent cette extraction : la restitution aux personnes impliquées est souvent empêchée par le langage utilisé (celui des expert-es de la science), par l’inaccessibilité des résultats (colloques et textes payants), le tout formant une « science à guichet fermé »  reproduisant et légitimant les rapports de pouvoir? Cette réduction des voix multiples à la voix rapportée est renforcée par le non-intérêt porté aux autres savoirs académiques produits dans les pays de Sud, peu diffusés et donc peu connus, ce qui conduit à ce que le conférencier appelle « une monoculture des savoirs ».

Le chercheur canadien se pose dès lors la question : Comment remédier à cette situation et avancer dans la direction d’une véritable justice épistémique ? Il soumet trois stratégies à l’auditoire :
1. améliorer l’accessibilité à l’information/aux savoirs (diversité des formats et des langues) ; 2. reconnaitre les personnes dont les voix et les savoirs ne sont pas reconnus ; 3. reconnaitre des savoirs exclus et marginalisés par la modernité occidentale. Parmi les propositions concrètes discutées par Baptiste Godrie, deux me semblent particulièrement intéressantes à rapporter. 
La première nous rappelle que beaucoup de savoirs sont liés à des formes de vie. C’est ici que le terme d’écologie prend tout son sens : « La connaissance est considérée comme ancrée dans une écologie des savoirs où chaque savoir a sa place, sa prétention à une cosmologie, son sens comme forme de vie » (Visvanathan, cité par Godrie). Que ces savoirs ne soient donc guère détachables de vies et de formes sociales est la conclusion qui en découle et qui oblige à réagir. D’un côté, il devient nécessaire d’imaginer d’autres formes de connaissances, tout en restant humble et conscient-e de notre incompétence pour les évaluer et parfois même pour les comprendre. D’un autre côté, cette conclusion questionne fortement le concept de la transposition, car elle conduit inévitablement à la recherche d’une concordance entre l’autre et soi-même (par exemple entre le savoir expérientiel des patient-es et celui de la science psychiatrique). Pour l’éviter, Baptiste Godrie renvoie aux pratiques déjà testées et en cours telles que les recherches participatives, les approches en groupes non-mixtes etc., des pratiques dont le but est le développement d’une voix collective. Le renforcement de cette voix collective exige par ailleurs de privilégier ceux et notamment celles qui ont été jusqu’à présent disqualifié-es, marginalisé-es, écarté-es du domaine des savoirs, la plupart de temps avec des justifications prétextant un manque de rationalité. Cette revendication du conférencier rappelle que « la question du savoir et des connaissances » est justement aussi une question politique qui demande en tant que telle à être soulevée et reconnue, et avant tout par les chercheur-ses.

La discussion à l’issue de la conférence a été très vive et correspondait parfaitement au modèle proposé par Godrie. Remplaçant les monologues habituels - question et réponse - le public a été invité à discuter en petits groupes les idées et analyses proposées. La règle à respecter a été celle de présenter explicitement la place à partir de laquelle la personne parlait pour ainsi mieux saisir la voix que chacune cherchait à faire entendre. Dès lors, ma voix de théoricienne s’est interrogée sur la transposabilité de la démarche écologique proposée par Baptiste Godrie au travail des concepts. En produisant à travers les concepts (comme celui de l’extraction) un autre type de connaissance sur nos modes de production de la connaissance, nous voyons que le problème auquel nous sommes confrontées ne se réduit pas aux méthodes, formats et postures dominants dans les recherches scientifiques. Ce sont aussi le choix et le travail des concepts réalisés par les scientifiques qui demandent être requestionnés : quels concepts nous utilisons pour produire un savoir sur les acteurs dont le monde social, moral, technique et privé nous ne partageons pas et ne connaissons pas de l’ « intérieur » ? Voilà une des nombreuses questions soulevées par la conférence.

Résumé de la conférence

Envisager le renouvellement des rapports entre connaissances et actions appelle une réflexion sur nos imaginaires épistémiques et les épistémologies dominantes qui les nourrissent. C’est ce que nous proposons de faire à la lumière du concept de justice cognitive proposé, entre autres, par l’anthropologue indien Shiv Visvanathan. Ce projet intellectuel repose sur l’identification des monocultures des savoirs et des disciplines ayant conduit à des impasses démocratiques, sanitaires et environnementales, au profit d’écologie des savoirs et des pratiques porteuses d’une plus grande justice sociale et épistémique. Comment soutenir l’émergence de telles écologies des savoirs et des pratiques ? Comment identifier et prioriser les savoirs à privilégier dans les différents contextes d’intervention pour ne pas tomber dans le piège du relativisme ? Cette intervention reviendra sur ces questions et enjeux, à partir d’exemples empruntés au champ de la santé.

 

Le conférencier

Professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, Baptiste Godrie est coresponsable du GT 21 Diversité des savoirs de l’Association internationale des sociologues de langue française, et vice-président de l’Association science et bien commun qui favorise le développement d’une science ouverte. Ses travaux portent sur les injustices épistémiques en santé et services sociaux et sur les enjeux épistémologiques des recherches participatives.


 

22 nov. 2023

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