Les animaux, des individus vulnérables ? L'éthique du care à l'épreuve de la frontière d'espèce | Kaoutar Harchi (HETS, HES-SO Genève) | 14.11.2023
Retour sur la conférence de Kaoutar Harchi du 14 novembre 2024
Par Stéphane Jacquemet, équipe ACT'FOR, Université de Genève
En introduction, la conférencière précise que ses propos s’inscrivent dans une perspective environnementaliste intersectionnelle du « care », allant bien au-delà des espèces, visant à remettre en question prioritairement les enjeux de domination. Ainsi, par précaution, il est précisé que la question animale ne doit pas être diluée dans la question écologique, grâce à la rencontre des enjeux éthiques, notamment ceux du « care ».
La question de l’altérisation est portée de longue date avec un élargissement progressif des focales s’attachant notamment aux rapports de classe, de race et de genre. Au fur et à mesure, les réflexions vont porter sur l’imbrication de ces rapports, leurs développements spécifiques et combinés, ainsi que la montée des résistances en réaction. La perspective de « l’animal à l’animalisation » pose la question de l’autrui et particulièrement de cet autre autrui qu’est l’animal... mais pas uniquement !
Où sont les animaux dans nos vies ? Où sommes-nous dans la vie des animaux ? Quelles relations existent entre ces deux groupes et comment les nommer ? Pour envisager une voie de réponse, le concept du « care » apparaît comme une nécessité.
Depuis l’antiquité, les animaux ne seraient « qu’eux », intrinsèquement différents de nous et intrinsèquement inférieurs à nous. Nos agissements et nos pensées contribuent à mettre en place une hiérarchie fondamentale entre « nature » (les animaux) et « culture » (les humains). Cette division a généré des évènements, des actions, des destructions. Ainsi, la condition humaine est incarnée par la conscience, la parole et le visage tandis que la condition animale l’est notoirement par des composantes plus naturelles (« la gueule »). Les animaux ont donc été exclus de la conscience et finalement de la dignité humaine, poussés du côté de la disgrâce. Dès lors, la nature s’apparente à un phénomène continu d’abaissement, de chute... entrainé par le poids opposé à la dynamique de l’élévation attribué à l’être humain. On peut donc considérer que les animaux et les humains ne sont pas des « états », mais des produits de processus, sorte de procès examinant les éléments. Dès lors qu’un regard est posé, un procès a lieu : gueule ou visage ; muscle ou conscience... il s’agit au final d’un classement sans que les animaux n’aient de représentant-es pour porter leur voix et faire valoir leur version ! Par contre, des mensonges, des rumeurs circulent durant les procès, les animaux sont systématiquement calomniés, notamment de par leur absence. Dans cette métaphore du procès, on a donc à faire à un jugement expéditif, joué d’avance.
En affirmant que les animaux sont animalisés, la conférencière souligne la puissance du processus de classement produit par les humains, étant juges et parties en imposant des critères qui vont varier selon l’être qui sera jugé. Les humains s’acharnent donc à démontrer qu’ils sont supérieurs et innocents... les non-humains sont donc coupables ! Dans la continuité de l’étude des rapports sociaux de classes, de races et de genres, un nouveau rapport social est à relever : celui des espèces. En 1789, Jeremy Bentham pose déjà la question de savoir si les animaux « peuvent souffrir », manière de dépasser les frontières distinctives posées par les humains comme par exemple : « pensent-ils ? » ou « parlent-ils ? ».
Ainsi, il s’agit de déterrer cette question du rapport d’espèce, car il n’y a pas qu’une seule frontière, mais une pluralité de frontières mouvantes. Dès lors que l’on s’intéresse au processus d’animalisation, on constate qu’il n’y a pas eu que les animaux qui ont été traités « d’animaux »... mais aussi des humains durant des périodes sombres de notre histoire. Pour prendre la mesure de ces frontières, il suffit de regarder l’histoire coloniale et esclavagiste de notre humanité : noirs, malades, fous, déviants, etc... mises à l’écart et enfermées, voire exterminées, ces personnes ont été animalisées. La question animale est donc totale, la plus difficile à énoncer, mais la plus riche en termes de réflexions.
Dans son travail sur les éthiques du « care », Sandra Laugier a placé la vulnérabilité à un rang d’importance prioritaire, au-delà d’une bienveillance ou d’une attitude de soutien. L’enjeu étant de ne jamais perdre de vue les mécanismes de construction des dominations, mais aussi les mécanismes de libération ou de régulation, car ils ont aussi leurs coûts. À titre d’exemple, on peut penser à l’émancipation des femmes blanches américaines qui a pu être possible grâce au transfert de leurs tâches ménagères vers les femmes noires. Il est ainsi primordial d’analyser les configurations politiques et sociales qui vont traverser les dynamiques de confrontation, de pouvoir et de discrimination. Ainsi, il est fait référence à une épistémologie des points de vue avec la posture de critiquer systématiquement toute volonté de rendre universel un point de vue situé dès lors qu’il présuppose une logique de discrimination.
Dans ce sens, la question du corps est aussi au centre de ces éthiques du « care », comme par exemple dans la non-prise en soin des personnes qui soignent autrui. On porte alors des questions morales qui visent à instaurer une considération du « qui » (et non du « quoi »). Cela permet d’éviter de « déclasser » les animaux et les personnes subissant les mécanismes du pouvoir en leur accordant un droit à être considérés comme un « qui ». Ainsi il faut se poser la question de savoir s’il est possible, dans une perspective intersectionnelle, de prendre soin à la fois des animaux et de tous les humains ?
La conférencière conclue en esquissant une réponse à travers les apports de deux chercheuses, Françoise d’Eaubonne et Val Plumwood. Celles-ci critiquent fermement la logique anthropocentrique, le rapport de l’Homme à la Nature et le présupposé cartésien qui nous rendrait de facto supérieur à tout autre être vivant. Pour contrer l’échec de cette pensée binaire et de ses conséquences dévastatrices, l’expérience quotidienne du « care » au monde est une piste pour elles valable. Ainsi, Val Plumwood prône de penser ensemble les deux mondes (humain et animaux) pour créer une « communauté écologique » dont les caractéristiques seraient celles décrites dans les approches du « care », une interdépendance entre les vivants fondamentalement vulnérables nécessitant une considération de tous les vivants pour survivre dans ce monde dans des conditions dignes pour chacun. Or ceci ne semble possible qu’à condition d’être capables de « réanimer le monde et de nous remodeler nous-mêmes » (Val Plumwood, Réanimer la nature, Paris, PUF, 2020).
échanges avec la salle :
En évoquant la souffrance comme point commun de l’être, peut-on considérer que la psychologie animale émerge comme un argument de la réconciliation ?
En effet, la recherche scientifique peut aider à clarifier le sens des signes (souffrance, rire, etc...). L’égalité ne consiste pas à mettre les animaux dans une logique de fonctionnement humain, mais à prendre en compte leur état et à respecter leur intégrité propre.
En parlant des acteurs de terrain, qui doit réellement porter la responsabilité de ces questions morales ? Laisse-t-on le choix ouvert ? Fixons-nous des balises morales ? Peut-on passer par des obligations en justifiant le respect des victimes de ces discriminations ?
La recherche a le devoir de contester les normes et les valeurs ; la question des réponses passe essentiellement par les politiques. Toutefois, par le prisme des éthiques du « care », ces questions doivent aussi être portées par les praticien-nes et les actrices et acteurs de première ligne afin d’éviter la marginalisation ou la communautarisation de la dynamique d’opposition.
Comment comprendre la réalité des animaux sans passer au travers de la grille de compréhension des humains ? En fait, on parle « des animaux », mais on ne parle pas « avec les animaux » : comment avancer dans la réconciliation sans entretenir une asymétrie anthropocentrée ?
Il y a eu des tentatives d’écrire des histoires situées en suivant le parcours des animaux (zoo, etc...). On peut considérer qu’il faille soit travailler sur la compréhension ou alors décréter de facto qu’il y a une convergence.
Les humains « défendent » leur intégrité et leur monde par le pouvoir de la parole et la capacité d’énonciation... par exemple, on dit le « monde animal » ou le « monde des autistes »... car il n’y a pas de compréhension partagée sur le médium valorisé par l’humain « normal ».
En effet, on peut penser à des conditions extrêmes où les formes de discours dérivent et où ceux qui ont le pouvoir décrètent que les « autres » ne se font pas comprendre : animalisation des êtres différents.
Prenez-vous en compte dans votre champ de réflexion, la notion plus large de « biodiversité » ?
C’est un point intéressant, mais dans le même temps il faut garder à l’esprit qu’il peut y avoir des doctrines écologistes qui postulent un principe spéciste. Donc l’écologie ne garantit pas la protection de la cause animale. Ainsi, le souci de la biodiversité est historiquement situé, notamment sur le tard en distinguant les espaces occidentaux d’autres espaces culturels.
Dans l’ensemble de vos propos, il est fortement question de « prédation » et de « proie » ?
Tant dans les milieux spécistes que dans les milieux de prévention des violences sexistes et sexuelles, la question de l’animalisation du corps humain (majoritairement issue du corps médical) pose la question de la proie et du rapport des individus à leurs potentielles proies. Dans le cas de la COVID, les animaux ont été en première ligne (oiseaux, en Chine, pays qui mange des chiens...) mettant en évidence une sorte de géopolitique de la culture animale et de la santé humaine. Ces éléments mettent en question des modalités de cohabitation, de nourriture des uns et des autres et de technicité. La question sanitaire est donc au carrefour de ces éléments de cohabitation.