Qui sait quoi et comment ? Ethique du care et savoirs académiques | Patricia Paperman (Université Paris VIII) | 24.10.2023
Retour sur la conférence de Patricia Paperman du mardi 24 octobre 2023
Par Laurent Filliettaz, Cecilia Mornata et Maryvonne Charmillot, Laboratoire RIFT, Université de Genève
En ce mardi 24 octobre, le laboratoire RIFT accueillait Patricia Paperman pour inaugurer un nouveau cycle de conférences consacré à la perspective du Care en formation des adultes. Quelle meilleure occasion pour entrer en réflexion sur la thématique « Prendre soin dans le monde » que de venir écouter Patricia Paperman sur un sujet qu’elle a incarné avec une grande perspicacité dans le paysage académique français et bien au-delà. Sociologue de formation et professeure émérite de l’Université Paris 8-Vincennes, Patricia Paperman a très largement contribué à faire connaitre et reconnaitre les éthiques du care en sciences humaines et sociales.
« Qui sait quoi et comment ? » Par ce titre énigmatique, Patricia Paperman pastiche l’expression ordinaire « Qui fait quoi et comment ? ». Plutôt qu’un mode d’emploi prêt à penser, elle nous invite à un retour à la fois historique et réflexif sur les rapports du care au monde académique, ce qu’elle appelle « son obsession officielle ». Dans sa conférence, elle soutient que la perspective du care engage un rapport à la connaissance différent de celui qui caractérise les pratiques scientifiques majoritaires. Elle revient ici sur des « points de frottement » qui ont jalonné un dialogue souvent difficile entre la perspective du care et des champs disciplinaires constitués, et qui ont conduit à des disqualifications fréquentes et des pratiques d’invisibilisation. Pour les sociologues, l’éthique du care n’entre pas dans le périmètre de la science sociologique. Pour les philosophes, le care ne constitue pas une éthique. Dans le monde des soins, on tend à rejeter le care au profit du cure. Sous les effets croisés d’une logique de division du travail et d’une hiérarchisation des savoirs, la « méconnaissance organisée conforte les rapports de pouvoir qui maintiennent le care dans un registre infra-politique ».
C’est bien « une valse de qualifications/disqualifications, l’intrication entre la question de la science et celle des frontières, entre autres disciplinaires » qui intéresse ici la conférencière. En s’appuyant sur les travaux de Emilie Hache, philosophe écoféministe, elle rappelle que les savoirs académiques s’octroient le pouvoir de privilégier une problématique, justifiant en creux le fait d’en négliger d’autres. Ce même aspect est aussi relevé dans les travaux d’Ivan Illich, pour qui les « professions légalement patentées » disqualifient le travail des personnes sans spécialisation.
Comment, dans ce contexte, une éthique du care est-elle susceptible de transformer les cadres organisés de la connaissance et de ce qui compte comme connaissance ? Pour Patricia Paperman, il ne s’agit en aucun cas de répondre à ces disqualifications, mais de « revenir sur l’acceptation inconsciente d’une autorité épistémique qui enjoint de rejeter les savoirs d’expérience ». Car ce sont bien ces savoirs d’expérience, ancrés dans le quotidien et la sphère domestique, qui s’opposent aux canons de la science dite « normale ». Ainsi, la notion de care, contrairement aux disqualifications subies, permet de combler avant tout « un manque dans le vocabulaire courant pour dire des expériences partagées centrées sur l’entretien de la vie et du monde ». Les expériences de personnes assignées à des métiers relevant du domestique, si difficiles à partager, à la fois banales et extrêmement complexes, inaudibles au reste du monde, ont, grâce au care, trouvé un moyen d’être exprimées et partagées. Ces « connaissances de l’intérieur », pour citer Dorothy Smith, ou ces « savoirs minoritaires » désignés comme tels par Patricia Collins, octroient à l’expérience un rôle épistémologique central, encourageant de nouvelles démarches hautement collectives, guidées par un processus d’enquête à partir des points de vue concernés, et sensibles à la pluralité des voix. L’éthique du care s’incarne à cette condition : l’abandon d’une posture monologique et surplombante.
Malgré ces perspectives enthousiasmantes, Patricia Paperman se doit de reconnaitre le peu d’avancées en lien avec le care, dans la sphère publique. Les facteurs sont multiples mais très souvent les raisons sont en lien avec le genre, la classe et la race qui induisent des positions antagoniques dans le processsus du care. Pour la conférencière, il est nécessaire de porter une attention aiguë à la pluralité des points de vue et de prendre en compte la diversité des positions occupées dans le processus global de production de soin. Elle souligne par ailleurs la nécessité de s’assurer que la question du care ne soit pas uniquement, ni prioritairement, une question portée par les personnes responsables du care. Les personnes travailleuses du care sont trop souvent privées de parole, tout comme les personnes désignées comme « destinataires » du care. Ces dernières sont trop souvent invisibilisées par une vision encore trop « capacitiste » de l’éthique du care.
Pour prolonger ces propos percutants, un riche dialogue avec le public s’engage alors, concrétisant le souhait de Patricia Paperman d’être bousculée par les points de vue de son public et d’aller à sa rencontre, avec curiosité. Au fil des échanges, on reviendra sur les paradoxes qui égrainent le chemin exigeant du care en recherche comme dans celui de la formation. Si l’expérience tend aujourd’hui à davantage de « reconnaissance », en particulier dans les démarches de « validation des acquis de l’expérience » (VAE) et plus généralement de professionnalisation, elles confrontent néanmoins les acteurs et les actrices à des processus et des procédures hautement institutionnalisés, qui ne sont pas exempts de rapports de pouvoir et de relations asymétriques. Quant au chercheur et à la chercheuse, même lorsqu’il et elle sont guidés par « les points de vue concernés » et la quête d’une « surprise réciproque », il et elle n’échappent que rarement aux asymétries que produit toute démarche scientifique. Car, conclut Patricia Paperman, « c’est quand même toujours nous qui sommes payés pour écrire » !
Résumé de la conférence
Une éthique féministe du care implique une critique des concepts courants qui font barrage à une analyse des phénomènes pertinents pour décrire les pratiques de care. Elle fait apparaître que les usages des concepts pour décrire et expliquer la réalité sociale participent à la construction du genre comme rapport de pouvoir et à la marginalisation du care comme pratique et comme valeur politique.
Je soutiens que cette perspective engage un rapport à la connaissance différent de celui qui caractérise les pratiques scientifiques majoritaires, des sciences sociales en particulier. Une perspective féministe, outre les connaissances du monde social qu’elle rend possibles, permet de rendre compte de la méconnaissance du care, le plus souvent identifiée comme « invisibilisation », organisée par les paradigmes majoritaires des sciences sociales. Cette méconnaissance organisée conforte les rapports de pouvoir qui maintiennent le care dans un registre infra-politique. Il convient donc de se demander comment une perspective féministe comme celle du care, du fait de son ancrage dans les institutions académiques, est susceptible de transformer ces cadres organisés de la connaissance et ce qui compte comme connaissance.
La conférencière
Patricia Paperman est sociologue, professeure émérite de l’Université de Paris VIII et membre du Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité (LEGS). Elle a contribué à faire connaître les éthiques du care en France en présentant notamment la nouvelle traduction du livre de Carol Gilligan, Une voix différente (Paris, Flammarion, 2008). Parmi ses autres publications : Care et Sentiments (Paris, PUF, 2013); avec Sandra Laugier (dir.), Le souci des autres. Ethique et politique du care (Paris, EHESS, 2005 & 2011) ; et Qu’est-ce que le care ? (Paris, Payot, 2009), avec Pas- cale Molinier, et Sandra Laugier (dir.). Vers une société du care. Une politique de l’attention (Paris, Le cavalier bleu, 2019), avec Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier.