26 octobre 2022 - Jacques Erard

 

Analyse

Quand le pluralisme religieux se cherche un mode d’emploi

Un événement organisé par la Maison de l’histoire et la Maison internationale des associations à l’occasion de la Semaine de la démocratie s’est penché sur la «fabrique de la laïcité» à Genève, une thématique qui n’a pas fini de faire parler d’elle.

 

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L'édification du Monument international de la Réformation est intervenue deux ans après la séparation des Églises et de l'État à Genève en 1907. Photo: Alain Leprince


Comment une société chrétienne sécularisée telle que Genève s’accommode-t-elle à la fois des autres confessions et d’une population de plus en plus nombreuse n’affichant aucune affiliation religieuse? Cette question a récemment fait l’objet d’un débat organisé par la Maison de l’histoire et la Maison internationale des associations dans le cadre de la Semaine de la démocratie. Intitulé «La fabrique de la laïcité», cet événement a réuni l’historienne de la Faculté de théologie Sarah Scholl, Camille Gonzales de l’association Rhizome et Maurice Gardiol de la Plateforme interreligieuse Genève, avec en arrière-plan le 10e anniversaire de la nouvelle Constitution genevoise et une loi sur la laïcité entrée en vigueur en 2019 mais qui semble loin d’avoir réglé tous les problèmes soulevés par cette thématique ultra-sensible.

 

Invention du XIXe siècle, à une époque où l’emprise de l’Église sur les affaires publiques se relâche, la laïcité de l’État n’a cessé depuis d’être renégociée au gré des évolutions de la société et des rapports de force politiques. Et à ce jour, la formule magique n’a toujours pas été trouvée, ce sur quoi les participant-es au débat sont unanimement tombé-es d’accord.

En effectuant un pas de recul vis-à-vis du religieux, l’État vise au départ un apaisement confessionnel, dans le contexte des luttes opposant, au XIXe siècle, les conservateurs-trices, souvent catholiques, et les libéraux/ales, souvent protestant-es. À Genève, ce mouvement se traduit, en 1907, par la «Suppression du budget des cultes». Première du genre en Suisse, cette loi garantit la liberté de culte et entérine la séparation de l’Église et de l’État.

«À travers cette séparation, l’État adopte une attitude de neutralité qui n’est pas incompatible avec la religion, précise Sarah Scholl. Au contraire, la séparation consacre la liberté de chaque Église et l'égalité de toutes devant la loi. Ainsi l’État ne s’immisce plus dans les affaires religieuses et réserve des espaces de neutralité confessionnelle: l’école, l’état civil, les cimetières… Mais en réalité on voit bien que la question religieuse est tout le temps prise en compte. Au début du XXe siècle, les locaux de l’école, par exemple, sont utilisés pour le catéchisme. Tout le monde sait si l’instituteur ou l’institutrice est catholique ou protestant-e et on peut imaginer que le DIP s’efforce de nommer des instituteurs-trices catholiques dans les communes catholiques et idem pour les protestant-es. Il s’agit donc d’une laïcité qui n’est pas anti-religieuse.»

 

Forte augmentation du nombre de personnes sans appartenance religieuse

Ce régime de paix confessionnelle se maintient durant tout le XXe siècle. Au début des années 2000, plusieurs phénomènes concourent toutefois à brouiller à nouveau les pistes. L’immigration issue des pays de l’ex-Yougoslavie augmente la visibilité de la communauté musulmane de Suisse, qui passe de moins de 1% en 1970 à 5% en 20101. Cette évolution a lieu sur fond de débats sur le port du voile, la place des femmes dans l’islam et celle des mosquées dans le paysage urbain qui contribuent, de manière souvent injustifiée, à crisper les discussions sur la religion. Plus importante, bien que moins visible, est l’augmentation du nombre de personnes n’affichant aucune affiliation religieuse qui passe, dans le même laps de temps, de 1% à 31%.

La Constitution genevoise de 2012 tente assez habilement de préserver l’héritage de neutralité issu de 1907, tout en ménageant ces sensibilités nouvelles. La laïcité de l’État y est désormais affirmée en toutes lettres. En parallèle, les autorités sont invitées à entretenir des relations avec les communautés religieuses. «Les constituant-es ont réussi à dessiner les contours d’une laïcité ouverte, souligne Sarah Scholl. Mais la Constitution n’a pas clos le débat, elle a ouvert un nouveau champ des possibles et de négociation.»

Les débats entourant la loi sur la laïcité destinée à remplacer celle de 1907 intervient dans ce contexte assez chargé. Il fait ressurgir de vieux problèmes genevois datant des années 1870, comme l’interdiction du culte extérieur et de l’habit ecclésiastique dans l’espace public, ou d’autres plus récents comme le statut des aumôneries. La majorité des député-es au Grand Conseil entend proscrire les signes extérieurs d’appartenance religieuses s’agissant des fonctionnaires en contact avec le public, ce qui est perçu comme une mesure avant tout islamophobe par les opposant-es à la future loi.

 

Plusieurs visions de la laïcité

Visiblement, la laïcité n’a pas la même signification selon qu’elle est conçue comme un barrage aux dérives sectaires et fondamentalistes ou comme une neutralité bienveillante à l’égard des religions. Dans le premier cas, elle s’inspire du modèle français et, dans le second, du modèle anglo-saxon. Entre ces deux pôles s’exprime toute une gamme de nuances. La Plateforme interreligieuse Genève soutient par exemple une laïcité ouverte et vivante, prônant notamment «l’introduction de l’enseignement du fait religieux dans sa diversité dans l’enseignement obligatoire» et regrette les décisions récentes interdisant le port de signes extérieurs religieux par les agents de l’État. Directement issue de la loi sur la laïcité de 2019 (LLE), l’association Rhizome vise quant à elle à préserver la paix religieuse en prévenant les phénomènes de radicalisation auxquels s’exposent les personnes vulnérables.

Preuve que ces tensions n’ont pas été apaisées par la LLE, celle-ci a fait l’objet de plusieurs recours, dont deux ont abouti au Tribunal fédéral et entraîné la suppression de mesures jugées anticonstitutionnelles (sur l’interdiction du culte extérieur et sur l’interdiction des signes d’appartenance religieuse par les député-es, qui ne sont pas des représentant-es de l’État mais du peuple).

«Tout au long du XIXe siècle, protestant-es et catholiques ont été amené-es à cohabiter, relève Sarah Scholl. Nous vivons une nouvelle situation de pluralisme religieux. À cela s’ajoute l’apparition de modèles d’affiliation religieuse inédits. Les 30% de personnes qui n’expriment pas d’appartenance confessionnelle ne sont pas forcément dépourvues d’aspirations religieuses, mais celles-ci ne passent plus par les Églises traditionnelles. Il est donc normal que des questions émergent, avec la nécessité de repenser la laïcité, une réorganisation avec laquelle nous n’en avons pas encore fini.»

1. Office fédéral de la statistique

 

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