LeJournal: Qu’est-ce qui vous a poussés à vous intéresser au thème de la maintenance?
David Pontille: C’est lors d’une enquête ethnographique sur la signalétique du métro parisien et sur les façons dont les formes d’inscriptions publiques aménagent les espaces que la thématique a surgi. Alors que nous pensions en avoir terminé avec notre enquête, notre interlocutrice nous a demandé si nous étions passés au Service de maintenance. C’est là que nous avons découvert une facette insoupçonnée de la vie de ces panneaux. Nous avons commencé à analyser ce matériau et à publier les résultats en même temps que nous voyions arriver d’autres travaux sur des questions proches. C’est ainsi qu’a émergé le domaine des «maintenance and repair studies»dans les années 2010. Puis nous avons entamé une nouvelle enquête sur des effaceurs/euses de graffitis.
Vous décrivez dans votre ouvrage les subtilités du «soin des choses» face à l’acte plus spectaculaire de la réparation. Comment distinguez-vous ces deux aspects?
Jérôme Denis: Lorsqu’on parle de réparation, on s’intéresse à un événement binaire: il y a rupture, puis remise en ordre. Alors que la maintenance, c’est une vision continue qui s’intéresse à tout ce qui se passe en amont et en aval afin d’éviter la panne. La réparation n’est qu’une séquence à l’intérieur d’un problème de maintenance. Étudier la maintenance, c’est analyser toutes les activités qui y sont liées: les petits réglages, les ajustements, les menus remplacements, des opérations réalisées par des gens qu’on ne voit jamais.
David Pontille: La maintenance n’est pas une question d’ordre social. Elle vise plutôt à faire durer les éléments qui composent l’état du monde. Mais attention, il ne faut pas y voir une reproduction à l’identique. Faire durer, c’est forcément transformer, par l’effet d’opérations continues et répétées. Même si l’on s’efforce de maintenir les objets dans leur forme originelle, il ne s’agit pas du tout d’une remise en ordre.
Que retenir de votre analyse?
Jérôme Denis: Notre ouvrage a pour objectif de présenter la diversité des cas étudiés par les chercheurs/euses ces dernières années, pour montrer que l’acte de faire durer est toujours le même, bien que les problématiques soient différentes dans le cas d’une œuvre d’art ou d’une infrastructure utile à des milliers de personnes dans une ville. Nous abordons par exemple la maintenance des réseaux d’eau avec les travaux du géographe Daniel Florentin, la vaste question de la réparation des smartphones qu’a notamment étudiée Nicolas Nova ici à Genève, ou encore la conservation artistique. Les travaux de Fernando Domínguez Rubio montrent par exemple la complexité technique et humaine nécessaire à ce que «La Joconde exposée» reste La Joconde. En effet, si l’œuvre n’était pas exhibée, ce serait très simple: il suffirait de la conserver à l’abri de la lumière dans une salle à température constante. Le problème, c’est que l’œuvre iconique du musée du Louvre a un «usage» qui la met à l’épreuve du temps. Les objets vivent en perpétuelle transformation. La maintenance accompagne ces changements avec le risque d’altérer ou de détruire. Dans le cas des œuvres d’art, il y a une énorme inquiétude à trop maintenir ou à trop intervenir, d’autant plus que les critères d’authenticité entrent également en jeu. Dans le cas des graffitis, les enlever peut abîmer la façade.
Quel est votre conseil pour résister à l’obsolescence programmée?
David Pontille: Nous n’avons pas de conseil à donner, le livre ne se veut pas normatif. Nous nous servons de cette exploration de la maintenance dans sa multiplicité et sa variété pour apprendre de celles et ceux qui la mettent en œuvre, en soulignant un certain nombre d’éléments dans ce qu’elles et ils font et savent. Au lecteur/trice d’en tirer les leçons qu’il/elle veut. Nous ne défendons pas la maintenance comme quelque chose de bien. Typiquement, on peut être fasciné par les connaissances et les actions des effaceurs/euses de graffitis sans forcément valider que ceux-ci soient éliminés.
Jérôme Denis: La volonté du livre est de rendre compte à la fois de la fragilité des choses et du fait qu’il y a toujours des personnes pour s’en occuper, d’une manière ou d’une autre. Il faut valoriser cette action, souvent négligée. Dans le cas des infrastructures par exemple, les débats sont nombreux autour des coûts de la maintenance. Comme ce n’est ni de l’investissement ni de l’innovation, on a beaucoup de mal à mettre de l’argent pour garder les choses en état. Pourtant, la question devrait se poser dès la conception: comment contribuer à ce qu’un bâtiment soit «maintenable»? Le geste politique de notre ouvrage est de dire qu’il y a toujours des gens qui prennent soin des choses et qu’il faut leur donner une place, que ce soit à la conception ou au niveau de l’organisation sociale. Une des choses que le livre peut participer à faire, c’est inviter le/la consommateur/trice moderne à sortir de son insouciance, de l’idée somme toute assez récente que les objets sont pérennes, qu’ils fonctionnent sans que nous ayons à nous en occuper, et qu’il suffit de les remplacer quand ils se dégradent.
Pour vous, il est urgent de rendre visible cette myriade de gestes quotidiens qui cultivent la stabilité de nos existences. Pourquoi cette urgence?
David Pontille: Il y a constamment des personnes dans les bâtiments qui nettoient les vitres ou d’autres autour de la tour Eiffel qui la repeignent, mais elles ne sont jamais sur les photos. L’urgence, c’est de les rendre visibles, pas uniquement pour leur rendre justice, mais pour mettre en évidence que ces personnes accompagnent ces choses, qu’elles partagent leur devenir. Ces objets sont aussi les nôtres. Il est essentiel de revaloriser les investissements pour les maintenir en fonctionnement. Prenons l’exemple des voies ferrées. Aujourd’hui en France, il y a une répartition déséquilibrée au sein de la SNCF entre une cellule dédiée aux voyageurs/euses et l’autre dédiée aux infrastructures qui souffre d’un manque d’investissements. Il est en effet plus valorisant de se targuer de nouveaux trains et de nouveaux services pour les voyageurs/euses que de parler des actions de maintenance. Sauf que collectivement, le service global est de plus en plus risqué ou dégradé.
Jérôme Denis: L’urgence est même double, avec une question d’ordre écologique: si la maintenance est coûteuse, compliquée et ambivalente – il n’y a pas de plus grosse empreinte écologique que la conservation dans les musées par exemple –, elle pose aussi la question de ce à quoi l’on tient vraiment et nous incite à faire des choix qui permettraient de faire baisser le niveau de consommation actuel.