LeJournal: Quand la réflexion écologique a-t-elle émergé dans le domaine de la musicologie?
Nicolas Donin: Les premières notions d’écologie sonore et d’éco-acoustique apparaissent dans les années 1970, avec la prise de conscience de la dimension sonore des environnements. La pollution sonore était alors le principal souci. Ce sont des compositeurs/trices et chercheurs/euses de l’Université Simon Fraser à Vancouver qui sont à l’origine du développement d’un vocabulaire et de méthodes pour décrire et cartographier les paysages sonores. L’éco-musicologie a, quant à elle, émergé il y a une quinzaine d’années aux États-Unis. Cette discipline regroupe des travaux très hétérogènes dont le point commun est de s’interroger sur la relation entre les questions écologiques et les objets musicaux.
Quelles réponses les milieux de la musique ont-ils développées face à la crise écologique?
Beaucoup de musicien-nes se posent très concrètement la question de la soutenabilité de leur mode de fonctionnement. On l’a d’abord vu dans la musique pop rock, qui est caractérisée, entre autres, par de grands rassemblements festivaliers où la question de l’empreinte carbone prend toute son importance. Des tournées ont par exemple été volontairement réduites (Radiohead), voire annulées (Coldplay). Le groupe Massive Attack avait, de son côté, mandaté un travail d’expertise académique pour transformer son modèle de tournée dès cette année.
Est-ce suffisant?
À mon sens, ces ajustements logistiques sont louables mais superficiels. Aucune solution forte n’a encore été trouvée pour éviter la multitude de déplacements, le plus souvent individuels et carbonés, qu’implique ce type de concerts. L’un des grands enjeux reste celui de l’infrastructure matérielle – y compris numérique – des pratiques musicales. Il n’y a pas de «bonnes» solutions, seulement des arbitrages éthiques différents. L’interaction numérique entre les musicien-nes et leur public supprime les déplacements individuels mais contribue à l’accroissement du rôle des data centers eux-mêmes énergivores...
Dans votre séminaire «Enjeux écologiques dans la musique et la musicologie», vous évoquez les chaînes d’approvisionnement des matières premières. Pourquoi?
Plusieurs travaux de recherche portent aujourd’hui sur les filières de matériaux qui alimentent l’industrie musicale, comme le bois des guitares et des violons ou l’ivoire des pianos, mais aussi sur les matériaux des instruments de reproduction du son. L’arrivée du microsillon est, par exemple, l’un des grands moments de consécration du plastique, alors que dans les années 1930, pour fabriquer des disques, on se servait du shellac (gomme-laque), une matière organique produite par des insectes. Si cette filière avait perduré, l’histoire se serait peut-être écrite autrement. Quand on joue d’un instrument, on est partie prenante de chaînes de production plus ou moins durables. La conscientisation des pratiques est une question qui intéresse beaucoup mes étudiant-es, certain-es se sont par exemple renseigné-es sur les lutheries alternatives de la région genevoise pour choisir leur prochain instrument. Les institutions de la musique classique (opéras, ensembles, écoles) ont timidement commencé à s’interroger sur les enjeux écologiques de leurs activités, notamment en partageant leurs bonnes pratiques. La réflexion est encore assez balbutiante à l’échelle genevoise et nos étudiant-es pourraient y contribuer, je vois bien qu’ils et elles cherchent à s’engager autrement dans la vie musicale.
Les questions écologiques ont-elles également un effet en termes créatifs?
Si les musiques populaires évoquent régulièrement ces préoccupations à travers leurs textes, la question est très nouvelle au niveau de la composition. Depuis trois-quatre ans, on observe une présence très forte de la préoccupation écologique dans les titres et les notices qui accompagnent les projets de musique écrite contemporaine, alors que celle-ci était rarissime par le passé. Il y a un effet de renversement, probablement aussi parce qu’il est plus facile désormais d’obtenir des commandes d’œuvres quand celles-ci ont une caution verte. Notre tâche de musicologue va être de discerner, parmi toutes ces initiatives, ce que la question écologique fait vraiment à la musique.
Comment allez-vous procéder?
Aujourd’hui, les questionnements ne sont pas partagés, nous connaissons mal les perspectives des créateurs et des créatrices pour qui la question écologique a de l’importance, d’où l’idée de leur donner la parole dans le numéro de revue que j’ai dirigé. Ce qui m’a frappé, c’est que, contrairement à ce qu’il en est d’autres thèmes d’engagement moral et politique, ces artistes témoignent d’une vraie difficulté à relier l’artisanat concret de la composition avec les préoccupations écologiques qu’ils/elles peuvent avoir en tant qu’individus. Nous en avons discuté pendant une séance de séminaire avec Fabien Lévy, qui est professeur de composition au Conservatoire de Leipzig et qui repense la notion de valeur et les relations entre création et destruction dans ses activités artistiques. La musicienne et chercheuse australienne Leah Barclay, quant à elle, s’est tournée vers la conception d’installations sonores immersives basée sur des enregistrements d’écosystèmes terrestres ou aquatiques, en collaboration avec les communautés qui y vivent. Une tout autre approche est encore proposée par Jennifer Walshe, une compositrice irlandaise dont l’œuvre scénique Time Time Time donne à entendre notre rapport au temps à l’ère de l’Anthropocène, entre accélération perpétuelle des activités humaines et durée de vie presque infinie des objets et déchets qu’elles produisent. La musique rencontre nécessairement cette question de l’altération du temps, la composition peut ainsi entrer en dialogue avec le réel ordinaire et nous aider à percevoir des dimensions auxquelles nous n’avions pas forcément accès. Il serait aussi pertinent d’étudier de plus près le rôle joué par la musique dans la pensée et dans les mouvements écologistes. Extinction Rebellion Lausanne partage par exemple sur son site web une playlist de musiques susceptibles d’accompagner l’action militante, de Marvin Gaye aux Cowboys fringants. Mais quelles seront les sonorités, les propositions esthétiques nouvelles produites par les musicien-nes qui héritent aujourd’hui de la convergence entre écologies scientifique, politique et philosophique?