8 novembre 2023 - UNIGE
Regards croisés sur la situation humanitaire au Proche-Orient
Premier convoi d'aide humanitaire à franchir le point de passage entre l'Égypte et Gaza, à Rafah, le 21 octobre 2023. Photo:
La violence inouïe déclenchée par l’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre dernier, provoque partout dans le monde des réactions contrastées. Comme c’est souvent le cas lors de crises sociales ou internationales, les campus universitaires constituent un terrain privilégié où s’expriment les opinions. L’Université de Genève revendique, aujourd’hui plus que jamais, cet espace de liberté offert par l’environnement académique, tout en rappelant les limites qui le protègent (lire la position de l’UNIGE). Les universitaires ont un devoir particulier dans ce type de situations: contribuer, avec la force qui leur est propre, celle de l’analyse rigoureuse des faits, à clarifier les termes du débat et à dégager un espace de dialogue constructif, là où tout semble être voué à l’échec et à la confrontation.
C’est dans cet esprit que Le Journal de l’UNIGE a sollicité la contribution écrite de deux experts sur le volet humanitaire de ce conflit. Le professeur Karl Blanchet, directeur du Centre d’études humanitaires Genève, possède à la fois l’expertise scientifique et la connaissance de l’action humanitaire sur le terrain. Spécialiste du droit international humanitaire, le professeur Marco Sassòli a, quant à lui, été membre d’une mission d’enquête sur les violations du droit international humanitaire et des droits humains en Ukraine dans le cadre du Mécanisme de Moscou de l’OSCE.
L’humanitaire pris dans la guerre Israël-Hamas
par Karl Blanchet
Nous sommes les témoins en direct du drame vécu par les populations sur place: les images des victimes israéliennes et palestiniennes nous parviennent en instantané sur les réseaux sociaux et sur les télévisions avec un mélange d’opinions, de propagande et d’information.
Il y a tout juste un mois l’horreur s’est déroulée sous les yeux des familles israéliennes voyant se déployer des commandos du Hamas venus tuer et kidnapper leurs proches. Le résultat est choquant: 1400 victimes et 200 personnes kidnappées - qui sont encore aux mains du Hamas à la date de l’écriture de cet article. La réponse de l’État d’Israël est sans précédent. Les bombardements de l’armée israélienne sont incessants sur cette étroite bande de terre de 41 km de long et de 6 à 12 km de large, qui est le territoire le plus densément peuplé du monde. Après un mois de bombardements intenses, 10 000 palestinien-nes sont décédé-es dans la bande de Gaza. Parmi les victimes, 70% sont des femmes et des enfants. Des quartiers entiers sont rasés.
La moitié des hôpitaux de Gaza n’est plus opérationnelle. Pour l’autre moitié, il ne reste qu’une semaine de fuel pour faire fonctionner les générateurs indispensables à alimenter tous les équipements médicaux en électricité. L’alimentation en eau a été coupée par le gouvernement israélien et il est fort probable que se répande une épidémie de choléra. Les risques de malnutrition sont aussi élevés dans une situation où les approvisionnements en nourriture se font rares. Les médicaments viennent à manquer et les chirurgien-nes ont été obliger d’opérer les patient-es sans anesthésie[1]. Le nombre de brûlures est très élevé dans un contexte de bombardements fréquents ainsi que les blessures traumatiques dues aux projectiles de bombes ou aux écroulements de bâtiments. Les malades du cancer, du diabète ou d’hypertension n’ont plus du tout accès à leurs traitements. Le FNUAP (Fonds des Nations unies pour les populations) parle de 5500 femmes qui doivent accoucher dans les quatre prochaines semaines et s’inquiètent pour leur sécurité et leur survie[2]. Les hôpitaux sont submergés par un grand nombre de patient-es et la fatigue et le stress des professionnel-les de santé se font sentir après un mois d’urgence permanente. Le vice-président de Médecins du monde décrit Gaza comme «une prison à ciel ouvert qui s’est transformée en charnier à ciel ouvert»[3].
Les professionnel-les humanitaires ont aussi payé un cher tribut dans ces guerres. UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East), qui est chargée des services de base pour les réfugié-es palestinien-nes, a perdu 89 de ses employé-es[4]. La Croix Rouge Palestinienne a vu ses équipes médicales touchées dans des ambulances lors d’évacuations médicales à l’intérieur de la bande de Gaza[5]. Les civils fuyant les bombardements tentent de se réfugier dans les hôpitaux dont plusieurs ont déjà été touchés et détruits partiellement ou totalement par les bombardements. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a condamné les attaques du 3 novembre dernier des hôpitaux d’Al-Shifa, Al-Quds et l’hôpital indonésien[6].
Le conflit a affecté un système de santé à Gaza déjà sous-financé et offrant des services médicaux dans un contexte très difficile. En juillet 2022, l’OMS faisait un bilan des «15 ans de restrictions» imposées par le gouvernement israélien sur le fonctionnement du système de santé à Gaza[7]. Entre 2008 et 2022, 30% des demandes de permis de sortie des patient-es qui visaient à avoir accès à des soins spécialisés en Israël ou en Cisjordanie ont été soit retardées soit refusées. Durant la même période, 43% des enfants malades ont été obligés de voyager sans un-e adulte pour recevoir des soins spécialisés. En 2021, 69% des demandes pour des pièces détachées pour des équipements de radiographies ont été refusées, laissant ces hôpitaux dans Gaza sans service d’imagerie médicale.
L’aide humanitaire qui passe à travers Rafah à la frontière égyptienne n’est malheureusement pas assez protégée et court le risque d’être la cible de tirs et de bombardements. Ce cordon humanitaire est infime et ne permet pas de répondre à tous les besoins des 2 millions d’habitant-es dela bande de Gaza. Mais l’aide humanitaire ne peut remplacer une décision politique et une négociation diplomatique. Il est important que le rôle donné aux humanitaires ne serve pas de prétexte à une inaction politique qui se doit de protéger la vie des civils et des professionnel-les. Certain-es parlent d’une pause humanitaire tandis que d’autres demandent un cessez-le-feu. Mais pour le moment, le premier ministre Netanyahou refuse toute trêve.
Reconstruire va prendre énormément de temps. Le traumatisme vécu par les victimes et les familles des victimes en Israël et à Gaza va demander des soins et un temps long et particulier. Restaurer la confiance des populations gazaouies envers leurs hôpitaux sera encore bien plus complexe et reconstruire le système de santé à Gaza après la guerre semble être une tâche sans précédent.
[1] Mai Khaled in Khan Younis and Heba Saleh, Oct 30th 2023, Surgery without anaesthetic: a Gaza hospital on the brink, Financial Times.
[2] FNUAP/UNFPA, Crisis in Gaza, https://www.unfpa.org/crisis-gaza (accédé le 7 novembre 2024)
[3] Entretien de Jean-François Corty sur Sud Radio le 3 novembre 2024 : https://www.sudradio.fr/bercoff-dans-tous-ses-etats/jean-francois-corty-de-long-medecins-du-monde-gaza-devient-un-charnier-a-ciel-ouvert
[4] Nick Cumming-Bruce, 6 Nov 2023, U.N. Says Israel-Gaza War Is Deadliest Ever for Its Personnel, New York Times. https://www.nytimes.com/2023/11/06/world/middleeast/un-unrwa-death-toll.html#:~:text=The%20U.N.%20secretary%20general%2C%20Ant%C3%B3nio,killed%20since%20the%20war%20began.
[5] JEMS, 12 Oct 2023, Four Palestine Red Crescent Paramedics Killed in Gaza, Journal of Emergency Medical Services. https://www.jems.com/international/four-palestine-red-crescent-paramedics-killed-in-gaza/
[6] WHO, Nov 4 2023, Attacks on health care in Gaza Strip unacceptable, says WHO. World Health Organisation. https://www.emro.who.int/media/news/attacks-on-health-care-in-gaza-strip-unacceptable-says-who.html
[7] WHO, Health Cluster, July 2022, 15 years of blockade and health in Gaza. WHO. https://www.emro.who.int/images/stories/palestine/documents/15_years_of_blockade_and_health_in-gaza.pdf?ua=1
La guerre en Israël et à Gaza: que dit le droit international humanitaire?
Par Marco Sassòli
Au vu des images – et des propos – horribles qui nous parviennent, il semble évident que le conflit actuel entre Israël et le Hamas donne lieu à des actes contraires au droit international humanitaire (DIH). Si, dans certains cas, ce constat est avéré, dans d’autres, nous devrions toutefois disposer de plus d’informations et, avant de nous prononcer, tenir compte de la complexité des règles régissant la conduite des hostilités.
Deux remarques préliminaires s’imposent. Premièrement, les violations des uns ne peuvent en aucun cas justifier celles des autres. Deuxièmement, la légitimité d’une cause ne saurait exempter quiconque de respecter le DIH. Que le peuple palestinien ait un droit à l’autodétermination – et même si le Hamas était autorisé à exercer ce droit en recourant à la force, ce qui est controversé –, cela ne saurait justifier le massacre de festivaliers/ères dans les villages entourant Gaza. Israël, de son côté, a le droit de se défendre, mais cela ne saurait justifier d’affamer la population civile de Gaza.
Les violations du DIH sont manifestes, certaines d’entre elles depuis bien avant cette guerre: la politique israélienne de colonisation en Cisjordanie, qui a largement contribué à l'atmosphère générale conduisant au déclenchement du présent conflit; les mauvais traitements, les exécutions sommaires et les prises d'otages par le Hamas dans les villages israéliens proches de la bande de Gaza; les tirs de roquettes du Hamas sur les villes israéliennes, dont le Hamas lui-même ne prétend pas qu'elles visent des objectifs militaires; l'annonce israélienne de couper toutes les fournitures de biens essentiels à la bande de Gaza. Si la bande de Gaza n'est, selon Israël, plus occupée, alors l'«ordre» donné par Israël à un million d'habitant-es du nord du territoire de quitter leurs maisons ne peut en aucun cas constituer un avertissement au sens du DIH. Un tel avertissement doit en effet concerner une attaque dirigée contre un objectif militaire défini. Or l'ensemble du nord de la bande de Gaza ne peut en aucun cas constituer un objectif militaire.
S'agissant des attaques israéliennes contre des cibles dans la bande de Gaza, qui ont déjà fait beaucoup trop de victimes civiles, il est toutefois plus difficile de spécifier s'il y a eu ou non violation du DIH. En effet, l’aspect déterminant du point de vue du DIH n'est pas ce qui a été détruit ou qui a été tué ou blessé, mais ce qui a été visé et qui l'a été. Déterminer si une attaque a violé le DIH nécessite par conséquent une analyse du statut de la personne ou de l'objet visé par une attaque ainsi que la possibilité d’établir quelle était la cible réelle. Il faut par ailleurs connaître si l'objectif visé par l’armée israélienne était vraiment utilisé par le Hamas à des fins militaires. Pour savoir si la règle de la proportionnalité a été respectée, la valeur militaire de la personne ou de l'objet visé doit également être comparée avec l'ampleur des incidences attendues sur les civils. La question de savoir si l'attaquant a pris toutes les mesures de précaution pratiquement possibles, lors de l'assaut, pour éviter ou réduire au minimum les dommages sur les civils entre également en ligne de compte.
Tout cela requiert non seulement d'être au fait de ce qui s'est réellement passé, un exercice rendu difficile par le brouillard entourant la guerre, la propagande et les manipulations, mais aussi d’accéder aux plans militaires établis par les deux parties. Afin d’évaluer si la règle de proportionnalité a été respectée, il importe, par exemple, de connaître l'importance de la cible visée dans les plans militaires de l'attaquant et les renseignements dont ce dernier dispose sur les effets collatéraux attendus. Or les parties évitent généralement de rendre ces informations publiques et n'ont pas l'obligation de le faire. Les organes d'enquête et les médias en sont donc réduits soit à négliger les principes fondamentaux du DIH, soit à ne parvenir qu'à des conclusions très provisoires. Même lorsque la cible est connue, comme dans le cas de l’attaque contre le camp de réfugié-es de Jabālīyah qui visait, selon Israël, un haut commandant du Hamas impliqué dans l’opération horrible du 7 octobre contre des civils israéliens, il est difficile d’évaluer la proportionnalité entre l’avantage que ce commandant ne puisse plus diriger une attaque (ni la vengeance ni une punition ne peuvent en effet justifier une telle action) et le nombre de civils tués auquel Israël devait s’attendre, vu que ce commandant se cachait dans un tunnel sous une zone très fortement peuplée.
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