28 novembre 2024 - Jacques Erard

 

Analyse

Récit illustré d’une méditation sur la frontière ordinaire

La géographe Juliet Fall mène jusqu’à son terme un projet lancé dans les errements de la période du Covid-19, lors de balades à vélo le long de la frontière entre le canton de Genève et la France. Son ouvrage «Bornées. Une histoire illustrée de la frontière» raconte ses explorations sur la ligne de crête entre les territoires, la recherche académique et l’exploration intimiste.

 

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En mars 2020, alors que les autorités suisses instaurent un régime de semi-confinement pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, Juliet Fall, professeure au Département de géographie et environnement (Faculté des sciences de la société), tente de briser la morosité ambiante par une sortie à vélo en famille dans la campagne genevoise. Très vite, les cyclistes se heurtent à des barrières métalliques installées, semble-t-il, à la hâte pour bloquer le transit entre les territoires suisse et français. Les frontières arrêtent-elles les virus? Certainement pas. Tout au plus peuvent-elles interrompre le flux des personnes potentiellement porteuses de la maladie. Mais cette résurgence des lignes de démarcation entre les deux pays répond aussi au besoin de l’État d’affirmer ses préoccupations sécuritaires à travers une mise en scène rassurante de l’entre-soi. Face au danger, forcément venu d’ailleurs, l’instinct pousse à se barricader. Dans le monde globalisé du début du XXIe siècle, la mobilité humaine devient soudainement une source d’anxiété: «Nous vous enfermons pour votre propre bien», semblent indiquer ces restrictions.

 

Durant ces journées de printemps, principalement occupées à se familiariser avec l’enseignement à distance, la géographe trouve le temps de nourrir ses réflexions sur cette géopolitique territoriale du quotidien consistant à trier les individus en fonction de leur utilité ou de leur état de santé, de l’intimité qu’ils ou elles partagent avec certain-es et moins avec d’autres. Une réflexion qu’elle poursuit au-delà de la pandémie, en décidant d’explorer, à pied cette fois, les 135 kilomètres de la frontière, le plus souvent invisible, qui sépare Genève de la France. Parallèlement, elle investit les Archives d’État, ainsi que celles des Directives genevoises en matière de mensuration officielle, qui servent pour mesurer et enregistrer tout changement apporté au tracé de la frontière lors d’aménagements urbains et qui témoignent des transformations historiques du canton, notamment après 1815 et son rattachement à la Confédération.

Ce travail a abouti à la publication d’un essai graphique tirant profit des quelque 2000 photographies récoltées au cours des pérégrinations de la chercheuse qui ont été redessinées dans un style très personnel, témoignant de la matérialité de son approche: une méditation sur les contours des territoires tels que rapportés sur des cartes, jalonnés par des bornes, des socles en béton, des cadenas, des autoroutes étrangement vides et des injonctions à ne pas transgresser les limites, «une déclaration d’amour aux lignes invisibles; un hymne à la transgression et à l’appartenance», déclare-t-elle en introduction à son récit.

«Lorsqu’ils ou elles s’intéressent aux frontières, les géographes tendent à privilégier les lieux de conflits, et les points chauds géopolitiques, explique Juliet Fall. Naturellement, les frontières expriment souvent des tensions et des violences. Mais le fait de m’intéresser à l’ordinaire et au quotidien m’a permis de saisir cette infrastructure pour ce qu’elle est, avec sa gestion pragmatique, ses ambiguïtés et ses mises en scène. J’y ai découvert une matière étonnamment riche, y compris sur le plan théorique universitaire.»

Pour la chercheuse, il s’agissait aussi de rendre compte d’une géographie incarnée. «La plupart des gens ignorent ce que font les géographes quand ils ou elles effectuent des recherches. Ce travail sur la frontière était l’occasion de raconter une démarche d’exploration et d’écriture des territoires, en slow motion, la production d’un savoir situé dans la proximité et le quotidien, à travers une démarche critique qui porte son regard sur les corps et les objets fabriqués par le politique.» Parallèlement à ce récit du terrain, Juliet Fall rédige une version méthodologique et théorique, qui fait l’objet d’une publication scientifique en anglais, afin d’ancrer la composante académique de son approche.

Son ouvrage s’en ressent. La géographe est toujours présente, mais elle est aussi mère de famille, conjointe, simple témoin, confessant ses peurs et ses étonnements. «C’est définitivement un objet hybride. Pour la première fois, j’écris pour un public plus large que celui de mon univers académique habituel, sans pour autant qu’il s’agisse de vulgarisation. C’est quelque chose de nouveau, on va voir où cela mène. Je suis en tout cas consciente du privilège de pouvoir rédiger un ouvrage de ce type.»

 

Juliet Fall
«Bornées. Une histoire illustrée de la frontière»
Éditions MétisPresses 2024
152 p.


 

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