24 mars 2022 - Anton Vos

 

Analyse

«On voit se développer une inégalité de traitement entre les réfugié-es»

Le Centre d’études humanitaires Genève de l’UNIGE livre son expertise sur la crise humanitaire engendrée par l’agression non provoquée de l’Ukraine par la Russie.

 

 

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Du personnel militaire surveille alors que des civil-es sont évacué-es le long de couloirs humanitaires de la ville ukrainienne de Mariupol assiégée par les forces militaires et rebelles russes, le 20 mars 2022. Photo: Stringer / Aandolou Agency / AFP


La guerre en Ukraine suscite un élan massif de solidarité citoyenne à travers toute l’Europe, y compris en Suisse et à l’Université de Genève. Valérie Gorin, chargée d’enseignement et directrice des programmes au Centre d’études humanitaires Genève, une entité conjointe à l’Université de Genève et à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), s’en félicite tout en mettant en garde contre le risque d’essoufflement et de l’apparition d’une inégalité de traitement des réfugié-es selon leur origine. Interview.

Le Journal: Quelle est la particularité de la réponse humanitaire en Ukraine?
Valérie Gorin: On observe une levée de fonds d’une ampleur inégalée et, plus généralement, un nombre d’initiatives de solidarité citoyenne qui est sans précédent. On voit s’organiser une multiplication des collectes de matériel et de dons à l’échelle des communes ou des écoles. Les associations et la diaspora ukrainiennes, voire les Suisses et Suissesses qui ont des contacts en Ukraine tentent tous et toutes de mettre sur pied des opérations d’aide spontanées. Celles-ci créent des canaux qui entrent presque en concurrence avec l’action humanitaire professionnelle. Le phénomène n’est pas nouveau. Ce qu’on appelle le «volontourisme» est en effet en expansion depuis de nombreuses années. Habituellement, ce sont surtout des étudiant-es qui participent en cours d’année universitaire à des projets associatifs dans des contextes de développement. Mais, depuis quelques années, le phénomène concerne aussi l’action humanitaire d’urgence. Cela s’est vérifié en particulier entre 2014 et 2016, lors de la crise migratoire, qui a vu l’arrivée massive de réfugié-es de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs dans des camps en Grèce. D’ailleurs, cette dernière situation n’est de loin pas réglée et cela reste très préoccupant sur les plans humanitaire, politique, éthique et légal.


Que craignez-vous?

Il faut bien sûr saluer la solidarité massive qui se déploie actuellement dans toute l’Europe. Mais on voit se développer très nettement une inégalité de traitement entre les réfugié-es ukrainien-nes et les autres qui risque de mettre à mal toute notre politique en matière de droit d’asile. Elle nous oblige en tout cas à nous poser des questions sur nos biais cognitifs, émotionnels et compassionnels. Pourquoi cette solidarité presque unanime arrive-t-elle aujourd’hui et pas avant? Pourquoi le Conseil fédéral a-t-il accepté de donner le fameux permis S aux réfugié-es ukrainien-nes [qui accorde un statut de protection collective à un groupe déterminé de personnes pour la durée d’une menace grave, ndlr] alors qu’il ne l’a pas fait pour les autres? C’est formidable de voir le nombre incroyable de citoyen-nes qui se proposent d’héberger des familles ukrainiennes en détresse. Mais il n’y a pas eu un tel élan de solidarité pour d’autres réfugié-es, fuyant pourtant, aussi, des situations de guerre et de destruction, lesquelles étaient, aussi, accompagnées d’images bouleversantes et d’appels à l’aide poignants. Aujourd’hui, des réfugié-es afghan-es, syrien-nes et d’ailleurs continuent de payer des passeurs pour traverser la Méditerranée dans des conditions très dangereuses et finissent, pour la plupart, parqué-es dans des camps. On ressent cette inégalité de traitement jusqu’à Genève. Selon un article paru dans Le Courrier du 20 mars, on apprend que des résident-es, majoritairement des hommes célibataires, du centre d’hébergement collectif de Rigot à Genève ont été obligé-es, la semaine dernière, d’emménager à deux dans des appartements prévus pour une seule personne afin de faire de la place pour les futur-es arrivant-es (le canton s’attend à prendre en charge entre 4000 et 15 000 réfugiés ukrainiens). Les consignes viennent de Berne mais la mise en œuvre est réalisée par l’Hospice général. Les associations actives dans l’accueil d’urgence à Genève redoutaient ce genre d’évolution. Il serait également souhaitable que celles et ceux qui se sont généreusement proposé-es pour accueillir des réfugié-es ukrainien-nes acceptent n’importe quelle famille de réfugié-es, quelle que soit son origine. Mais je crains que l’on ne soit pas exactement dans cette dynamique.

Comment expliquez-vous cette différence de traitement?
Il ne faut pas se voiler la face. On aide davantage les Ukrainiens parce qu’ils nous ressemblent, du moins il y a une forme de communauté symbolique. On ressent avec ce peuple une proximité géographique et culturelle. J’ajouterais à cela que dans l’esprit de celles et ceux qui ont plus de 30 ou 40 ans, le narratif issu de la guerre froide est encore très présent, avec ses vagues successives de populations fuyant le régime soviétique dans l’Europe de l’Est. Il y a eu celle des Russes blancs après la Révolution de 1917, celle de l’insurrection de Budapest en 1956 et du Printemps de Prague en 1968, celle qui a suivi la chute du mur de Berlin en 1989, etc. Aujourd’hui, on a l’impression que ce narratif se rejoue, une fois de plus, avec le néo-impérialisme russe. Raconté ainsi, le malheur de l’Ukraine s’intègre plus facilement dans notre histoire que la géopolitique de la guerre civile d’Afghanistan ou du Yémen où, soit dit en passant, sévit une guerre complètement oubliée qui fait des ravages humanitaires tout aussi importants.

Est-ce que la composition des populations de réfugié-es ukrainien-nes explique aussi une partie de la réponse des citoyen-nes européen-nes?
Il est vrai que les réfugié-es ukrainien-nes sont, depuis le début, presque exclusivement des femmes, des enfants et des personnes âgées. Les hommes doivent aider à défendre le pays et sont interdits de sortie. Du point de vue de la mise en image de cette crise, c’est là une grande différence avec les événements antérieurs. Dans les cas syrien et afghan, le stéréotype selon lequel les réfugiés n’étaient que des hommes célibataires et seuls a longtemps perduré et renforcé le discours xénophobe. En réalité, la plupart des migrant-es sont, là aussi, des familles.

Quelle est la meilleure façon d’aider les Ukrainien-nes?
Il vaut mieux ne pas faire les choses soi-même. Ce n’est pas une critique ni une condamnation. Le public, et c’est normal, a une méconnaissance profonde des enjeux humanitaires. L’humanitaire, ce n’est pas seulement de bons sentiments ou de la bonne volonté. Ce sont des professions avec une éthique et des principes, soutenues par une industrie et une logistique, qui opèrent dans des contextes très sensibles et très politisés. Les principes humanitaires et la professionnalisation du milieu ne tombent d’ailleurs pas du ciel. Les acteurs humanitaires les ont établis après avoir appris du grand nombre d’erreurs qu’ils ont commises dans le passé. À quoi bon les répéter? Aller sur place par ses propres moyens exige de réfléchir à sa sécurité, au risque de se faire capturer et torturer, à la manière de distribuer son aide de manière impartiale aux personnes qui en ont le plus besoin et d’éviter son détournement par les groupes mafieux qui peuvent chercher à en tirer profit. Il faut aussi s’adapter aux besoins des populations affectées qui changent rapidement. Établir les besoins et les priorités, c’est d’ailleurs un travail qui demande de l’organisation et un savoir-faire que les associations humanitaires maîtrisent très bien. C’est un métier. La preuve, c’est que nous délivrons des maîtrises universitaires pour le perfectionner. Et puis, est-ce que celles et ceux qui se lancent dans une opération solidaire sont prêt-es à s’engager pour la durée de la guerre, qui peut prendre des mois, voire des années? Demander un congé spécial de trois semaines à son employeur ne suffira pas. Accueillir des réfugié-es pour deux semaines, ce n’est pas assez. Ces personnes sont fragilisées, voire traumatisées. Elles seront régulièrement appelées à des rendez-vous avec l’administration, les enfants doivent être scolarisé-es, etc. Même si les citoyen-nes sont plein-es de bonnes idées, il est à craindre que l’élan de solidarité ne finisse par s’essouffler. Or, les ONG ou les agences onusiennes ont les structures et les ressources pour rester en tout temps sur le terrain et venir en aide aux civils et aux prisonniers de guerre. C’est pourquoi je recommande, par exemple, d’envoyer vos dons d’argent à des organisations comme la Chaîne du bonheur ou Caritas. Vous pouvez aussi vous adresser à la mission permanente d’Ukraine pour ce qui concerne le don de matériel et de vivres ou consulter le site consacré à la crise ukrainienne de l’Université de Genève ou des autorités cantonales genevoises.

Quelles sont les particularités de la guerre en Ukraine du point de vue du droit humanitaire?
Le droit international humanitaire est très régulièrement bafoué sur le terrain, mais ça arrive dans presque tous les conflits armés. Les bombardements visent en effet régulièrement et délibérément des cibles civiles: des écoles, des habitations et des établissements hospitaliers. Les preuves allant dans ce sens n’ont pourtant pas empêché Gennady Gatilov, l’ambassadeur russe auprès de l’ONU de prétendre au 19h30 de la RTS de lundi dernier que la Russie essaye «de bombarder de façon très délicate». Un tel niveau de cynisme est assez rare. Même si cela renvoie un peu au langage et à la rhétorique des États-Unis qui évoquaient des «frappes chirurgicales», une «guerre propre» et des dommages «collatéraux» durant la guerre en Irak. Une autre particularité de ce conflit est la présence de combattants «irréguliers», c’est-à-dire de civils qui se sont enrôlés pour défendre leur ville et leur pays, et de combattants étrangers. Il existe une énorme lacune juridique les concernant. Les prisonniers de guerre sont normalement protégés par les Conventions de Genève. Mais quel traitement sera réservé aux soldats étrangers capturés de part et d’autre? Une fois de plus, ce n’est pas un phénomène nouveau, mais il pose un problème très important au niveau du droit international humanitaire.

De quelle façon le Centre d’études humanitaires Genève est-il concerné par cette guerre?
Certain-es de nos étudiant-es ont reçu des appels de mission et sont parti-es notamment pour le compte de la Direction du développement et de la coopération (DDC) ou sont déjà sur place avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Par ailleurs, nous dispensons de petites formations durant deux semaines qui peuvent être très utiles sur le terrain. L’une d’elles enseigne comment les organisations humanitaires doivent se comporter sur le terrain vis-à-vis des groupes armés pour se protéger elles-mêmes et les civils, comment se faire connaître et reconnaître, comment respecter les principes humanitaires que sont la neutralité et l’impartialité, etc. L’une des formations les plus demandées est celle qui traite de la négociation avec des groupes armés, dont l’enjeu consiste notamment à la mise en place de corridors humanitaires par des négociations avec des acteurs qui n’ont pas tous le même statut vis-à-vis des Conventions de Genève (armées régulières, mercenaires, milices, combattants étrangers…). Ce sont des techniques opérationnelles dont nos étudiant-es en partance auront cruellement besoin sur le terrain.

L’établissement de corridors humanitaires semble être l’une des choses les plus difficiles à réaliser en Ukraine…
Les techniques de négociations pour les obtenir sont inspirées directement de celles pratiquées par les services de police lors des prises d’otages. Il s’agit de trouver des compromis qui permettent de faire valoir sa position sans perdre en crédibilité et sans céder sur le terrain du droit ou de l’éthique. C’est compliqué, car il faut des garanties et les humanitaires négocient souvent en position de faiblesse. Le problème, c’est qu’en vertu du principe d’impartialité, les organisations humanitaires viennent en aide à tout le monde. Or, les forces armées et les gouvernements qui agressent un territoire instrumentalisent cette impartialité, en suspectant par exemple la présence de combattants, d’espions ou d’ennemis parmi les victimes et en refusant qu’ils soient aidés même si dans le droit international humanitaire, un soldat blessé a le droit d’être soigné. Les acteurs humanitaires sont souvent amenés à faire des concessions envers les exigences de la contrepartie pour obtenir l’accès aux populations vulnérables. Il y a bien sûr une partie dite non négociable, une ligne rouge à ne pas franchir, comme l’interdiction d’entrer dans une ambulance pour faire le tri parmi les blessés. Il faut également être prudent et ne pas se mettre soi-même en danger. On comprend dès lors que les négociations sont souvent rompues.

 

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