2 avril 2020

 

«Notre maison est en feu
et nous devons construire
un camion de pompier»

 

Isabella Eckerle, professeure associée au Département de médecine (Faculté de médecine), dirige un des rares groupes de recherche encore pleinement actifs en cette période d’épidémie de COVID-19. Première interview d’une série consacrée aux recherches portant sur le coronavirus

 

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Le eJournal: En quoi consiste votre travail depuis la fermeture de l’Université de Genève?
Isabella Eckerle: Comme je fais aussi partie d’un laboratoire national de référence pour les maladies virales aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), nous avons dans les premiers temps été chargés de réaliser les tests de confirmation sur tous les échantillons prélevés en Suisse. Nous avons donc dû rapidement augmenter nos capacités d’analyse. À ce jour [fin mars, ndlr], nous avons effectué plus de 10 000 tests, dont environ 2000 se sont avérés positifs. Entretemps, d’autres laboratoires ont pris le relais et nous nous partageons désormais le travail. En parallèle, notre équipe a réalisé des séquençages du génome entier du virus. C’est une information précieuse car elle fournit des indices sur l’origine du virus et nous permet de vérifier s’il a déjà subi des mutations.

Menez-vous aussi des activités de recherche?
Dès que nous avons pu, nous avons démarré une série d’études de cas sur cinq malades genevois volontaires. Nous avons prélevé sur eux un grand nombre d’échantillons afin de mener des investigations poussées sur l’ARN du virus et de mettre l’agent pathogène en culture sur des lignées cellulaires. Cela a fourni des premières indications sur les tissus où se concentrent les virus infectieux et par lesquels ils sont excrétés.

Qu’avez-vous appris sur la contagiosité du virus?
Nous avons découvert que les gens qui ne sont que légèrement malades excrètent des virus dans des concentrations élevées et équivalentes à ceux présentant des symptômes sévères. Ce résultat montre que la contagiosité ne dépend pas de la gravité des signes de la maladie même si, formellement, nous n’avons pas encore mesuré les concentrations de virus chez des personnes totalement asymptomatiques. Cela confirme aussi qu’il est important de réaliser le plus de tests possible et de respecter les mesures d’isolement. Nous avons aussi réussi à générer un « virus de substitution » qui est un système viral équivalent mais moins dangereux et qui peut être manipulé dans un laboratoire de niveau sécurité biologique 2 au lieu de 3 notamment pour l’étude d’anticorps. Ces virus de substitution sont également précieux pour d’autres types de recherches et nous les partageons avec d’autres groupes actifs, entre autres, dans le développement d’antiviraux.

Allez-vous élargir votre étude?
Oui, car un échantillon de cinq patients et patientes ne suffit pas pour tirer des conclusions pour la population entière. Nous avons donc commencé une étude plus ambitieuse en collaboration avec le Centre de vaccinologie dirigé par Claire-Anne Siegrist, professeure au Département de gynécologie, pédiatrie et obstétrique (Faculté de médecine). Le premier patient a été enrôlé vendredi passé (27 mars). Nous avons pris un peu de temps avant de démarrer parce que nous avons des cas positifs au coronavirus à Genève depuis seulement cinq semaines et qu’il a fallu obtenir le feu vert du comité d’éthique. L’idée de l’étude consiste à étudier des malades présentant toute la gamme des symptômes. Nous allons mesurer la réponse immunitaire, la sérologie (nous avons mis sur pied la semaine dernière une plateforme à cet effet), les concentrations du virus dans différentes parties du corps, dont le système respiratoire supérieur et inférieur. Notre but est de traquer les virus infectieux à tous les stades du développement de la maladie.

Allez-vous porter une attention spéciale sur le personnel soignant, particulièrement exposé au virus?
Oui, dans une étude séparée. Nous allons notamment vérifier si ces personnes ont développé des anticorps. Cela signifierait qu’elles ont été infectées tout en restant asymptomatiques et seraient éventuellement immunisées contre une nouvelle infection. Elles pourraient donc être employées de manière sécurisée, pour les autres mais probablement aussi pour elles-mêmes. À l’heure actuelle, nous pensons que les personnes qui ont été infectées développent une réponse immunitaire protective pour quelques années. Mais il faudrait des études supplémentaires pour confirmer ce fait et préciser la durée de cette période d’immunité.

Ces dernières semaines ont donc été assez intenses?
Oui. Nous avons été très occupés, essentiellement pour organiser le travail. Il a fallu mettre au point des protocoles d’expériences, des protocoles éthiques, des dispositions pour enrôler les patients, coordonner toutes les équipes, poursuivre la recherche dans le laboratoire, etc.

Avez-vous pu compter sur un nombre suffisant de collaborateurs?
Nous avons dû trouver des solutions pour continuer notre travail et avoir accès à nos locaux alors que l’Université fermait ses portes. Le personnel travaillant sur le COVID-19 peut obtenir une autorisation d’entrée. Nous sommes ainsi environ une trentaine à pouvoir travailler dans le bâtiment du Centre médical universitaire (CMU). Du coup, nous avons beaucoup d’espace. Nous nous organisons de manière à ce qu’il n’y ait toujours qu’une personne à la fois dans le laboratoire et nous nous sommes répartis dans d’autres bureaux actuellement inoccupés.

Depuis quand travaillez-vous avec le coronavirus?
J’ai commencé à m’intéresser à ce type de virus en 2011, quand je travaillais en Allemagne, dans l’équipe du professeur Christian Drosten, un spécialiste mondial du coronavirus. À l’époque, c’était un sujet exotique, malgré les épidémies du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère lié au coronavirus) en 2002 et du MERS (coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient) en 2012. Le taux de transmission somme toute relativement faible entre humains observé durant ces deux événements n’a pas produit le sentiment d’urgence que l’on connaît aujourd’hui. Durant des années, il était donc difficile de trouver de l’argent pour la recherche dans ce domaine.

Avez-vous été surprise par l’ampleur de l’épidémie du COVID-19?
Pour les avoir beaucoup étudiés, je savais qu’il existait une très grande variété de coronavirus et que le risque d’un passage d’une espèce à une autre était réel. En fait, ce n’était qu’une question de temps. Je n’ai donc pas été réellement surprise quand l’épidémie est survenue.

Ce passage d’une espèce à l’autre s’est-il produit au marché de Wuhan comme on l’entend souvent?
Les coronavirus circulent essentiellement chez les rongeurs et les chauves-souris. Des indices suggèrent que l’infection de l’être humain (éventuellement via un autre intermédiaire) a pu avoir lieu avant les premiers cas détectés autour du marché de Wuhan. C’est la chasse, la consommation et plus généralement la perturbation de l’équilibre écologique de ces espèces sauvages qui augmentent la probabilité de l’apparition d’une maladie émergente telle que le COVID-19. Le mieux, évidemment, c’est de laisser ces bêtes tranquilles. Mais il faut aussi tenir compte de contextes sociaux particuliers, dans lesquels ces petits animaux représentent parfois des sources de protéines importantes pour certaines populations.

Quel regard portez-vous sur la réponse globale à l’épidémie?
Si on regarde ce qu’il se passe dans le monde, c’est comme si notre maison était en feu mais que, pour éteindre l’incendie, nous devions encore construire un camion de pompier. Il a manqué de produits réactifs et du personnel formé pour effectuer les tests dans les premiers moments cruciaux de l’épidémie. En Suisse, et en particulier à Genève, nous nous en sortons très bien pour le moment, mais dans de nombreux autres endroits il manque des lits, des soignants et des respirateurs pour traiter les malades. Bref, le monde ne s’est pas donné les armes nécessaires, en temps de paix, pour pouvoir réagir rapidement et efficacement en temps de guerre. Tout ce que j’espère, c’est que nous en tirerons des leçons.

 

 

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