23 avril 2020

 

«Nous sommes dans une situation similaire à celle d’une économie de guerre»

 

 

Dans le cadre du confinement, une grande partie de l’économie a été placée en «coma artificiel». Quel est l’impact de cette mesure sur l’emploi? Explications avec Giovanni Ferro-Luzzi, professeur à la Faculté d’économie et de management (GSEM) et spécialiste du marché du travail

 

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Peut-on chiffrer les conséquences de l’épidémie actuelle en termes de perte d’emploi?
Giovanni Ferro-Luzzi: Le Bureau international du travail (BIT) a déjà publié des estimations qui font état d’un taux de chômage à des niveaux historiques, inédits depuis la Seconde Guerre mondiale. L’équivalent de près de 200 millions d’emplois à plein-temps serait perdu à l’échelle mondiale.

Est-ce qu’il existe des précédents?
On compare souvent cette crise à celle des subprimes en 2008 ou à celle des années 1930. Mais ce n’est pas tout à fait comparable. Dans ces deux derniers cas, il s’agissait à l’origine de crises financières: une bulle éclate et cause un krach boursier suivi de fortes secousses sur l’économie réelle. Conséquence: une baisse de la consommation et de l’investissement finissant par entraîner un ralentissement de l’économie, voire une récession. Ce qui se passe aujourd’hui est différent. On arrête la production. On ferme les chantiers, les commerces et des industries entières. On bloque toute une partie de l’économie en la plaçant, comme le dit l’économiste américain Paul Krugman de manière imagée, en «coma artificiel». L’impact en termes d’emploi risque d’être plus important car il n’y a plus de création de valeur ajoutée.

Il n’y a donc pas d’équivalent à une telle crise de production?
Si, c’est ce qu’on appelle une «économie de guerre». Soit un système dans lequel des secteurs de production se retrouvent empêchés de fonctionner, sont détruits ou encore réquisitionnés par l’Etat. À cette différence près que, dans le cas présent, cet arrêt s’effectue de manière centralisée et coordonnée, sans destruction du capital physique comme en situation de conflit armé. Cela va néanmoins se ressentir sur le PIB. Quelle va être la baisse? On l’ignore encore. Les expertes et les experts font des prévisions de 2 à 6% au minimum, mais cela pourrait être plus. L’issue dépendra en grande partie de la réponse apportée par les plans de soutien et de relance des différents gouvernements. La Suisse a annoncé 60 milliards de francs, ce qui est assez important en regard du total des dépenses des administrations publiques dans le PIB (environ 80 milliards). Mais le pays est très fortement dépendant de ses exportations. Et si les économies de l’Union européenne et des États-Unis ne repartent pas, la Suisse sera aussi affectée.

 

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Rayons de supermarché vides à Nantes, 16 mars 2020. H. Lucas/AFP

 

Quelle est la marge de manœuvre des entreprises?
Le premier risque qu’elles affrontent est celui de la trésorerie: comment effectuer des paiements sans rentrées d’argent? Le Conseil fédéral et la Banque nationale ont très vite réagi en garantissant intégralement des emprunts auprès des banques sans intérêts jusqu’à 500 000 francs. Les entreprises peuvent donc payer leurs factures et verser des salaires. Il est cependant clair que tous les secteurs ne sont pas affectés de manière égale par la crise. Le tourisme, les activités culturelles et événementielles ainsi que les transports souffrent évidemment davantage que l’alimentation ou l’immobilier, par exemple.

Les entreprises ne courent-elles pas le risque de trop s’endetter?
Bien sûr. Le crédit permet de temporiser et de faire souffler les entreprises, mais il est possible que certaines d’entre elles, déjà fragilisées avant la crise du Covid-19, finissent par cesser leur activité. Si la reprise ne tarde pas trop, le remboursement des crédits pourra toutefois s’étaler dans le temps et ce lissage permettra, au final, de sauver de nombreux emplois.

Selon les estimations du Secrétariat d’État à l’économie (Seco), le chômage partiel touche actuellement près de 1,7 million de personnes en Suisse. En quoi consiste ce dispositif?
On diminue le taux de travail des employé-e-s de 20 à 50%, par exemple, et la partie chômée est indemnisée à 80%. C’est une très bonne mesure qui permet de préserver la relation d’emploi: la personne garde son contrat de travail. Lorsqu’un-e employé-e est licencié-e, il ou elle perd son contrat et doit s’inscrire au chômage si il ou elle y a droit.

 

Travailleurs pour lesquels un préavis de réduction de l’horaire de travail a été déposé pour avril 2020 – en valeur absolue et en part des salariés selon les chiffres de la STATENT 2017(état au 15 avril 2020).
Sources: SECO/LamdaX, OFS/STATENT

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Qu’en est-il pour les indépendant-e-s?
C’est là que les choses se compliquent. Les autorités fédérales et cantonales ont dressé des listes de corps de métier qui n’ont pas le droit d’exercer leur activité. Ceux-ci vont être indemnisés à 80%. D’autres n’ont pas été obligés de fermer boutique, mais se retrouvent dans les faits dans l’incapacité d’exercer leur profession. C’est le cas, par exemple, d’une grande partie des employé-e-s domestiques ou des chauffeurs de taxi. Ces derniers n’ont plus de clients. Il y a donc un effet paradoxal: c’est presque un avantage d’être obligé de cesser son activité par une injonction cantonale ou fédérale, car on peut exiger une indemnisation. Cela crée des disparités entre professions et entre secteurs. Le Conseil fédéral devrait y être attentif et se montrer plus généreux vis-à-vis de ces indépendant-e-s doublement pénalisés, car ils constituent un substrat important de l’économie.

Cette crise va détruire des emplois. N’est-ce pas une opportunité d’en créer de nouveaux dans des secteurs clés répondant aux besoins de la population, comme la santé ou le social?
Ce n’est pas évident. Cette crise ne va pas tellement faire disparaître des métiers mais plutôt des tâches. On va se rendre compte que, dans certaines professions, de nombreuses activités peuvent être effectuées en télétravail. Cela va donc amplifier des tendances pré-existantes. Par ailleurs, il est toujours compliqué d’investir sous le coup d’un besoin, certes dramatique, mais passager. Pour ce qui est de la santé, on pourrait se retrouver avec une armée d’infirmiers et d’infirmières, dont on ne saura quoi faire une fois la crise passée. Ce serait alors considéré comme un mauvais investissement.

Est-ce qu’il existe un risque que des entreprises profitent d’une certaine manière de cette crise pour licencier des employé-e-s?
Oui, mais nul besoin d’une crise pour licencier des employé-e-s. En Suisse du moins, le licenciement est une démarche peu contraignante pour l’employeur. De manière générale, nous nous trouvons dans une situation similaire à celle d’une économie de guerre, où l’on accepte une plus grande part d’imprévu et d’aléatoire. Cela se manifeste dans toutes sortes de secteurs. De nombreux écoliers et écolières et étudiantes et étudiants vont par exemple passer cette année dans des conditions très particulières. Mais on l’accepte parce que le coût pour différer le processus d’évaluation est trop élevé. De même, le système de contrôle dans le secteur des indemnités de chômage a été allégé, avec le risque de certains abus.

Est-ce que des entreprises ont déjà identifié les secteurs de niche de l’après-crise?
Il y a ce qu’on appelle les opportunistes, qui perçoivent les évolutions du marché. Il est clair que les services de livraisons à domicile vont augmenter leur clientèle, encore plus qu’auparavant. Même constat pour les fournisseurs de visioconférences. Des entreprises en informatique peuvent en ce moment se livrer à de très belles opérations de marketing en vendant des services locaux, présumés plus engageants en matière de protection des données personnelles. Le confinement offre toute une palette de nouvelles opportunités parce qu’il crée de nouveaux besoins. Et ces besoins pourraient perdurer au-delà de la crise. On va se rendre compte qu’il n’est pas très avisé économiquement parlant de passer trente minutes dans des bouchons pour se rendre à une conférence qui pourrait avoir lieu à distance quasi gratuitement.

Faut-il s’attendre à une hausse démesurée des primes d’assurance, afin d’absorber les coûts de la santé générés par la crise?
Il y aura certainement des répercussions. Tout dépend de la manière dont les autorités fédérales et cantonales vont financer une partie de ces coûts. Dans tous les cas, les assurances maladie vont probablement opter pour une répartition graduelle de la hausse sur cinq ou dix ans. Elles ont les moyens de soutenir le choc, pour autant que cette soudaine hausse des coûts reste temporaire, comme on l’espère.

Y a-t-il d’autres domaines où l’effet Covid-19 va se faire sentir?
L’entrée sur le marché des jeunes actuellement en fin d’études ou d’apprentissage risque de s’avérer très difficile. Il peut aussi y avoir des effets boule de neige dus à l’absence de consommation actuelle qui pourraient se faire sentir à plus long terme. Les personnes au chômage notamment ne vont pas reprendre intégralement leurs habitudes de consommation d’avant la crise, ce qui va inciter les entreprises à limiter l’embauche.

 

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