Journal n°102

Le vieillissement, creuset des inégalités

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Un «vieillissement démocratique» est-il possible dans une société réputée pour son modèle d’Etat providence? C’est la question posée par une récente thèse défendue dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES

Si les êtres humains naissent égaux, il semble que cela ne soit plus forcément le cas lors de leur dernière phase de vie. Face à la vieillesse, les populations issues de la migration, naturellement fragiles, disposent en effet de ressources économiques et matérielles moindres pour accéder à l’idéal du «vieillissement actif» prôné tant par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) que par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Tel est le constat tiré par Laure Kaeser dans une thèse défendue en février dernier, au sein du PRN LIVES. A travers son travail, la doctorante s’est focalisée sur les personnes âgées issues de la migration économique. La chercheuse s’est attachée au parcours de vie de quelque 365 ressortissants italiens, espagnols et portugais, soit les principales nationalités de la vague de migration des années 1960 à 1980 en Suisse, au sein d’une cohorte plus large de 3600 individus.
Premier constat: le concept de «vieillissement actif», qui figure en filigrane de la thèse, recouvre deux visions très différentes. La première, productiviste, promeut le fait qu’un individu, même à la retraite, ne doit pas être à la charge de la société. L’autre professe que rester actif permet de maintenir un bien-être personnel favorable.
«Dans son travail, Laure Kaeser montre qu’il existe une injonction normative adressée aux personnes retraitées de rester actives, alors même que les immigrés ne disposent pas des mêmes ressources que les Suisses pour atteindre cet idéal. En ce sens, le vieillissement devient une phase de la vie où se creusent les inégalités», analyse Michel Oris, directeur du Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités et codirecteur de la thèse.

Capital de ressources inégal
Tout au long de leur parcours de vie, de leur origine socio-économique aux épreuves qu’ils ont traversées, les immigrés ont donc constitué un capital de ressources en général plus maigre que celui des ressortissants suisses. Ont-ils encore la possibilité de partager l’idéal du «bien vieillir» véhiculé par l’image stéréotypée du «senior actif» en vogue dans notre société?
Le travail de doctorat montre en tout cas qu’en incitant les aînés à travailler plus longtemps, à se maintenir en forme par le sport, à se cultiver, à entretenir leur réseau et à se rendre utiles, le discours volontariste colporté par les autorités de politique sociale et sanitaire risque de marginaliser encore davantage les individus déjà les plus vulnérables et les moins intégrés. Les données recueillies au sein de la cohorte prouvent que les migrantes et les migrants sont surreprésentés parmi celles et ceux dont l’état de santé, les moyens matériels et le niveau d’éducation comptent parmi les plus bas.
«On surpénalise les personnes âgées marginalisées qui n’ont pas les ressources nécessaires pour accéder à un mode de vie que l’on présente comme étant celui à atteindre. Or la théorie de l’accumulation des avantages et désavantages (life span), explorée par des auteurs comme Paul et Margret Baltes, montre bien que le vieillissement n’est pas un état stable, mais plutôt un processus au cours duquel s’opère une bascule entre gains et pertes. Inexorablement, au cours de la vieillesse, les pertes – en termes d’autonomie, de santé ou de qualité de vie – finissent par l’emporter sur les gains», explique Michel Oris. Difficile, dès lors, d’édicter les mêmes règles de vie pour tous les individus.

Les stéréotypes ont la vie dure
La thèse de Laure Kaeser illustre parfaitement le fait que des stéréotypes qui ont pris corps depuis la Deuxième Guerre mondiale perdurent. Selon Michel Oris, en raison de la hausse de l’espérance de vie, nos représentations collectives ont développé une vision idéale du troisième âge, supposé actif, lequel laisserait place à un quatrième âge, «refuge de la sénilité et de toutes les peurs liées à la décrépitude et au déclin». «Toutes nos études montrent qu’il n’y a pas de frontière fixe et simple entre ces deux âges et que la vieillesse doit être considérée comme une période où la fragilité, bien plus que la dépendance, est la norme», conclut le chercheur.


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