Journal n°111

Mattmark ou la chronique d’une catastrophe annoncée

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50 ans après les faits, une étude consacrée au drame de la vallée de Saas, en Valais, dans lequel 88 travailleurs suisses et étrangers ont trouvé la mort, montre que celui-ci était tout sauf imprévisible

Le lundi 30 août 1965, sur les hauteurs de Saas-Almagen en Valais, une avalanche de plus de 2 millions de mètres cubes pulvérise le chantier du barrage de Mattmark. Bilan: 88 morts en majorité étrangers. Un demi-siècle plus tard, le drame fait pour la première fois l’objet d’une étude scientifique d’envergure. Intitulé Mattmark, 30 août 1965, la catastrophe, l’ouvrage montre que l’événement était loin d’être imprévisible comme l’ont prétendu les autorités fédérales et qu’il a marqué un «tournant majeur dans l’histoire politique et sociale de la Suisse».

Sort déplorable

Selon les auteurs, dont fait partie Sandro Cattacin, professeur au Département de sociologie (Faculté des sciences de la société), l’une des causes de ce fiasco est liée au sort déplorable réservé aux travailleurs étrangers. Logés dans des baraquements souvent insalubres, ils touchent un salaire de misère et multiplient les heures de travail. Sur le chantier de Mattmark, les machines tournent 24 heures sur 24 et six jours sur sept, à raison d’onze heures de labeur quotidien en moyenne. Le tout en haute montagne et par des températures qui peuvent atteindre -30 °C en hiver.

Autre facteur aggravant: il existe alors entre syndicats, pouvoirs publics et économie une connivence qui se traduit par le fait que les entreprises font à peu près ce qu’elles veulent. La Suisse conservera d’ailleurs jusqu’à la fin des années 1960 le triste privilège d’être le pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans lequel le nombre d’accidents mortels dans les secteurs de l’industrie et du bâtiment est le plus élevé.

Enfin, le projet prend du retard et le budget est lui aussi rapidement dépassé. Dans un tel contexte, personne ne soulève d’objections lorsqu’on décide d’installer, sur le flanc de la montagne, à 2000 mètres d’altitude, une petite ville destinée à loger les 200 ouvriers présents en moyenne sur le chantier.

L’emplacement retenu, juste sous la langue du glacier d’Allalin, est pourtant réputé peu sûr. Dans la région, l’avalanche de 1949, qui a fait dix morts, est encore dans les mémoires. Mais l’aveuglement est tel que les experts décident d’ignorer les signes précurseurs de la catastrophe, qui se traduisent par des éboulements de plus en plus fréquents et intenses les jours précédant l’avalanche.

Pire: au lendemain du drame, la Suisse refuse d’admettre la moindre responsabilité. Face aux accusations de la presse et du gouvernement italien, pays qui compte le plus de victimes, la Confédération s’abrite derrière la thèse de la catastrophe naturelle inévitable et imprévisible.

Une version des faits que la justice confirme à deux reprises. D’abord en acquittant les 17 inculpés lors du procès qui se tient en 1972, puis en rejetant l’appel des familles des victimes qui se voient même contraintes de payer la moitié des frais de procédure.

Image écornée

Pour la Suisse, il s’agit de classer au plus vite cette affaire qui écorne son image de pays moderne, efficace et sûr. L’événement, ayant suscité une émotion populaire dépassant largement les frontières, relance toutefois le débat à l’échelle européenne sur le statut et les conditions de travail des migrants. Dans les années qui suivent, la Confédération entame elle aussi un processus de redéfinition des politiques de sécurité sur les grands équipements et les infrastructures territoriales.

Le ton change également du côté des syndicats qui ouvrent leurs portes aux travailleurs étrangers. La solidarité d’une partie de la population s’exprime, quant à elle, par une campagne de don qui, entre 1965 et 1992, permet d’allouer plus de 4 millions et demi de francs aux proches des victimes.