Journal n°123

Penser le beau dans un monde bouleversé

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Les changements climatiques transforment profondément les paysages. Ceux-ci étant, tout comme la beauté, une construction culturelle, l’esthétisme parviendra-t-il à nous faire mieux appréhender le changement? Entretien avec Sarah Stewart-Kroeker, professeure assistante en éthique à la Faculté de théologie, à l’occasion de sa leçon inaugurale

Qu’est-ce que l’éthique peut apporter au débat sur les changements climatiques?

Sarah Stewart-Kroeker: On peut considérer les changements climatiques, et d’autres bouleversements contemporains tels que la crise migratoire actuelle, comme autant de défis éthiques. En tant que chercheuse, je m’intéresse aux implications que pourraient avoir les principes de la pensée d’Augustin sur ces questions environnementales. Aborder la question des changements climatiques en étudiant les rapports entre éthique et esthétique éclaire le rôle de l’imaginaire dans les processus de production et de transformation des idéaux et des valeurs. Or, ce sont les idéaux et les valeurs qui motivent le plus les personnes à agir. La manière dont on se représente sa propre identité dans le monde influence donc beaucoup nos actions. Aujourd’hui, il s’agit d’explorer de nouvelles pistes pour se sentir plus proche de l’environnement en intégrant mieux l’esthétique et l’éthique.

Sur quelles représentations cette nouvelle approche peut-elle s’appuyer?

La littérature sur l’éthique environnementale regorge de métaphores: l’humanité y est dépeinte comme la gestionnaire de la Terre, comme le médecin qui doit la soigner, ou comme une fille ou un fils devant prendre soin d’un parent âgé. Il y a un côté paradoxal à ces représentations du rôle de l’humain par rapport à l’environnement. En effet, c’est lui qui représente une menace pour son environnement. Il est donc essentiel de réfléchir à ces métaphores et à l’influence qu’elles peuvent avoir sur les actions qu’on envisage. Je veux inscrire cette réflexion dans un cadre philosophique et théologique.

Pouvez-vous donner un exemple?

Dans l’Ancien Testament lorsque les Hébreux fuient l’esclavage, ils passent une longue période dans le désert avant de s’installer sur leur Terre promise. On peut comprendre la métaphore du passage dans le désert comme une façon d’évoquer l’expérience de la vulnérabilité permettant l’émergence d’un véritable processus de réformation et de transformation. Il me semble que la volonté de «bien cultiver la terre» ne suffit pas si on ne prend pas en compte des notions comme la dépossession et la vulnérabilité. Paradoxalement, c’est peut-être seulement en faisant l’expérience de la vulnérabilité et du dépouillement qu’on devient capable de mieux s’accorder à son environnement et développer de nouveaux modes d’action pour «cultiver» différemment notre Terre. Sans véritable réformation, on retombera rapidement dans le même régime esclavagiste de surexploitation et surproduction.

L’idée d’une «Terre à cultiver» n’est-elle pas très, voire trop anthropocentrique?

En effet, on peut le penser. D’ailleurs, l’anthropocentrisme est au centre d’un grand débat à propos des religions et de l’écologie. Selon de nombreux chercheurs, l’attitude très anthropocentrique du christianisme a beaucoup contribué à la crise. Il s’agit donc d’élaborer une compréhension de l’humanité qui soit moins, voire plus du tout, centrée sur elle-même. Aujourd’hui, nous sommes entrés de plain-pied dans une période de l’histoire de la Terre marquée par l’influence massive de l’humanité sur le climat, on l’appelle même «Anthropocène». Dans ce contexte difficile, une réflexion sur l’anthropologie est absolument fondamentale. Pour l’humanité, il s’agit de prendre conscience de son importance très relative à l’échelle des temps géologiques et d’élaborer une image d’elle-même plus modeste.

La beauté est une notion relative: cela ne fait par exemple qu’un peu plus de 200 ans que les paysages glaciaires des Alpes sont considérés comme beaux. Pourquoi les paysages façonnés par les changements climatiques seraient-ils par essence moins beaux?

La sensibilité esthétique est très subjective et mobile. Elle est donc très intéressante du point de vue éthique. Dans la modernité, la moralité et la beauté divergent, probablement parce qu’on conçoit la morale comme un système de règles fixes et de principes universels. Or, dans les sources classiques, on associe l’esthétique à l’harmonie entre les divers aspects d’un être humain ou plus globalement d’un monde. En revenant à ces sources, j’essaie de voir comment la mutabilité de la sensibilité esthétique pourrait faire partie d’un processus dynamique d’élaboration éthique. Cette mutabilité bien réelle nous permettrait d’adapter notre contexte culturel aux changements environnementaux. S’accorder harmonieusement avec son environnement, quoi de plus important dans un contexte de changement? —


| mercredi 9 novembre 18h15 |

Penser le beau dans un monde bouleversé

Leçon inaugurale de la professeure Sarah Stewart-Kroeker

Uni Dufour, Auditoire U300