Journal n°123

La vue, le toucher et l’ouïe se développent à partir des mêmes gènes

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Les sens visuel, tactile et auditif s’appuient sur des réseaux neuronaux très semblables. Au cours de leur développement, ils font également appel aux mêmes gènes avant de se différencier

Dans le cerveau d’un nouveau-né, le traitement de la vision, du toucher et de l’ouïe n’est pas encore totalement au point. A ce moment, les gènes exprimés dans les neurones destinés à prendre en charge chacun de ces sens sont identiques. C’est un peu comme des kits, connectés aux organes récepteurs (yeux, peau, tympans...), qui commencent à se différencier dès que les premiers stimuli extérieurs parviennent au cerveau. C’est ce que montre une étude menée par l’équipe de Denis Jabaudon, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), et parue dans la revue Nature du 6 octobre. Les chercheurs sont partis du constat que les circuits neuronaux de la vue, du toucher et de l’ouïe, lorsqu’ils sont en place, suivent un chemin identique. Celui-ci commence par l’excitation d’un récepteur sensible, dans le premier cas, à la lumière ou, dans les deux autres, à une pression mécanique. L’activation est directement transmise vers des «noyaux d’ordre inférieur» situés dans le thalamus, une partie du cerveau qui est en quelque sorte le standard de réception et de distribution des stimuli liés à la perception du monde extérieur.

Curieux va-et-vient

Le signal effectue ensuite un curieux va-et-vient: il monte une première fois dans le cortex, siège de la perception consciente, avant de redescendre vers le thalamus (dans des «noyaux d’ordre supérieur», cette fois-ci) puis de remonter une seconde fois dans le cortex (là aussi dans une aire distincte et voisine de la première). Afin de mieux comprendre ce processus, les chercheurs genevois ont étudié très précisément l’expression génétique et les câblages neuronaux du cerveau de souris jeunes de 3 jours, un âge où les neurones du thalamus, après une période de croissance, atteignent le cortex. Il en ressort qu’au cours du développement, les circuits neuronaux tactiles, visuels et auditifs possèdent initialement une structure d’expression génétique commune. Celle-ci est ensuite modulée par les stimuli provenant des organes de perceptions situés dans les yeux, les oreilles et la peau. Ce processus ne prend que quelques jours chez la souris et probablement de nombreux mois chez l’être humain, dont le développement est plus long et très sensible à l’environnement. Les chercheurs ont ensuite étudié d’autres souris nées sourdes ou aveugles, chez qui le lien entre le système nerveux central et les récepteurs visuels ou mécaniques a été artificiellement coupé. Ils ont remarqué que les noyaux d’ordre inférieur du thalamus, privés de toute stimulation de l’extérieur, se développent en noyaux d’ordre supérieur. Ils peuvent alors être exploités en tant que tels et sont branchés en conséquence avec le cortex. Les auteurs suggèrent que la base génétique commune qu’ils ont identifiée permet aux différentes voies sensitives de se construire selon une architecture similaire en dépit de fonctions très différentes. Elle permet aussi au cerveau d’interpréter correctement les stimuli qui lui parviennent de sources différentes et de construire une représentation cohérente de ce qu’ils signifient collectivement.

Compensation mutuelle

Ces résultats expliquent comment ces voies peuvent se compenser mutuellement, par exemple lorsque le toucher ou l’ouïe se développent au-delà de la normale chez les aveugles de naissance. Ils permettent aussi d’expliquer comment des interférences sensorielles, y compris les synesthésies (associations de deux ou plusieurs sens, comme la perception de couleurs lorsqu’on entend un son) et les hallucinations, se produisent chez les personnes atteintes de troubles neuro-développementaux tels que l’autisme ou la schizophrénie. —