Journal n°135

Un laboratoire virtuel pour comprendre des choix bien réels

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Vivre, c’est choisir. En effet, consciemment ou non, nous sommes sans cesse confrontés à des choix, fondamentaux ou anodins. Quelques centaines de millions d’années d’évolution ont façonné un organe performant dévolu à cette tâche: le cerveau. Mais quels sont les mécanismes à l’œuvre au niveau cellulaire nous permettant d’effectuer des choix? La question est au centre des activités de l’International Brain Lab (IBL), officiellement fondé le 19 septembre 2017.

À l’image du cerveau, pour lequel la performance est davantage assurée par le nombre de connexions entre les neurones que par leur nombre, l’IBL est une structure virtuelle à l’échelle mondiale regroupant les forces de 21 laboratoires spécialisés dans les neurosciences, répartis dans de nombreux pays: États-Unis, Grande-Bretagne, Portugal, France, Suisse. La moitié d’entre eux sont des laboratoires expérimentaux, alors que l’autre est centrée sur la théorie. Ce projet est cofinancé à hauteur d’environ 14 millions de francs par la Simons Foundation aux États-Unis et le Wellcome Trust en Grande-Bretagne.

La reproductibilité et la comparaison directe de résultats d’expérience sont un grand problème pour les neurosciences.

Mais le projet IBL va bien au-delà de la simple mise en réseau de laboratoires réputés. En effet, la reproductibilité et la comparaison directe de résultats d’expérience sont un grand problème pour les neurosciences: méthodes, protocoles ou encore machines peuvent varier d’un laboratoire à un autre, rendant cette tâche complexe. De leur côté, les participants au projet IBL vont donc travailler sur une même tâche, en partageant les mêmes outils d’enregistrement et les mêmes méthodes d’analyse.

La tâche en question consiste à mesurer l’activité neuronale chez une souris confrontée à une prise de décision: au moyen d’un petit volant en Lego, l’objectif est de ramener au centre d’un écran blanc une bande noire projetée à gauche ou à droite de l’animal, qui devra décider de quel côté provient le stimulus en question et en «informera» les chercheurs en tournant le volant dans un sens ou dans l’autre.

Les chercheurs de l’ensemble du projet IBL pourront mesurer simultanément l’activité neuronale de différentes régions du cerveau.

Cela peut paraître simple, mais mener cette expérience dans les mêmes conditions au sein de chacun des laboratoires de l’IBL nécessite de standardiser tous les paramètres de l’expérience, de l’appareillage à l’entraînement des souris. En effet, la façon dont celles-ci sont entraînées détermine leur réponse et la moindre différence peut altérer la qualité des résultats. Il en va de même pour l’appareil dans lequel se déroule l’expérience. Les instructions pour son assemblage ou pour la production des pièces qui le composent sont extrêmement détaillées pour garantir que l’appareil soit identique dans chacun des laboratoires. Ce n’est qu’ainsi que les chercheurs de l’ensemble du projet IBL pourront mesurer simultanément l’activité neuronale de différentes régions du cerveau. —

«Nous ne partons pas d’une feuille vierge»

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C’est par l’intermédiaire du Département de neurosciences fondamentales de la Faculté de médecine que l’UNIGE est partie prenante de l’International Brain Lab (IBL). Entretien avec le professeur Alexandre Pouget, responsable du Laboratoire de «Computational neurosciences»

Quel est votre rôle dans l’International Brain Lab?
Alexandre Pouget: J’y porte une double casquette de porte-parole et de chercheur. Au niveau scientifique, mon groupe est actif dans le volet théorique du projet. Avec les autres théoriciens, nous allons chercher à développer des modèles à grande échelle de la prise de décision et mettre à la disposition des chercheurs de nouveaux outils informatiques permettant la collecte et le traitement des données de façon standardisée.

Comment a été conçue l’expérience de la souris et quel est son but scientifique?
Nous ne partons pas d’une feuille vierge: des tâches similaires de prise de décision simple sont étudiées depuis longtemps et ont donné lieu à un important corpus de données sur certains aspects du phénomène. La nouveauté de la démarche d’IBL réside dans le fait que nous allons essayer d’en appréhender les bases neurales pour en tirer une théorie globale de la prise de décision simple.

Est-il réellement possible de reproduire une telle expérience?
Sa reproduction représente effectivement un challenge. Échouer impliquerait une remise en question fondamentale de nos activités, la réplication des résultats étant un principe clé de la science actuelle. Encore une fois, nous ne partons pas de rien et les résultats de ce genre d’expérience ont déjà pu être reproduits. Mais cette reproductibilité, même si elle est essentielle au projet, n’en est pas le but ultime: elle nous servira surtout à étudier simultanément un même comportement en analysant l’activité de 5000 à 10  000 neurones situés dans des endroits différents du cerveau.

Quel est l’horizon temporel d’IBL?
Les premières réflexions ont débuté il y a de cela deux ou trois ans et, même si le lancement officiel a eu lieu le 19 septembre, les travaux ont déjà commencé. Les premiers résultats devraient arriver d’ici à deux ans et on peut estimer qu’il faudra dix à quinze ans pour atteindre les buts du projet. Établir une théorie globale de la prise de décision simple est très différent de chercher le boson de Higgs, par exemple: il n’y a pas un moment où l’on peut dire «Eurêka!». —