21 avril 2021 - Anton Vos

 

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«Il faut apprendre les langues étrangères de manière à pouvoir les utiliser»

Daniel Elmiger, professeur associé à la Faculté des lettres et à l’IUFE, publie un livre sur les enjeux et les tensions liés à l’enseignement des langues étrangères en Suisse. Petit état des lieux autour de ce thème qui a suscité des débats houleux dans le pays il y a une vingtaine d’années.

 

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Image: Keystone

L’apprentissage des langues en Suisse peut s’avérer un sujet politiquement délicat. À la fin des années 1990, le conseiller d’État zurichois Ernst Buschor, responsable du Département de l’instruction publique, lance un pavé dans la mare en introduisant l’enseignement de l’anglais dès le début de l’école primaire, avant l’enseignement du français, pourtant langue nationale. La décision suscite des débats houleux et ravive des tensions entre les différentes régions du pays dont les priorités en matière d’enseignement des langues étrangères à l’école varient. Quoi qu’il en soit, probablement sans le vouloir, Ernst Buschor lance un mouvement qui finit quelques années plus tard par reconfigurer l’enseignement des langues en Suisse. Problème réglé? Pas totalement, estime Daniel Elmiger, professeur associé à l’Institut universitaire de formation des enseignant-es (IUFE) et au Département de langue et de littérature allemandes (Faculté des lettres), dont le dernier ouvrage, L’enseignement des langues étrangères en Suisse: enjeux et tensions actuelles, aborde justement ce thème.

 

LeJournal: Pourquoi faut-il apprendre des langues étrangères à l’école?
Daniel Elmiger: Les raisons pour apprendre une langue étrangère, de manière générale, sont nombreuses. Elles peuvent être personnelles, économiques, nationales, culturelles… Et certaines d’entre elles sont retenues pour intégrer l’enseignement scolaire. Pas forcément toujours les mêmes. Blaise Extermann, qui a travaillé comme chargé d’enseignement à l’IUFE, a montré que l’importance relative de ces différentes raisons a beaucoup varié à travers l’histoire. Aujourd’hui, on estime généralement que la maîtrise d’une autre langue est importante pour trouver un travail ou pour poursuivre ses études. À cet égard, certaines langues sont plus dignes d’être apprises à l’école que d’autres, comme les langues nationales, bien sûr, et l’anglais. On cite également le besoin de cohésion nationale. La maîtrise des langues nationales peut en effet tisser des liens entre les différentes régions du pays. Il est vrai que, du point de vue politique, culturel ou encore religieux, la Suisse ressemble parfois à une bande de cantons très hétérogène. Finalement, le fait d’apprendre un autre idiome permet en même temps d’acquérir une manière différente d’appréhender le monde et de l’exprimer.

Est-ce que la tension est retombée en Suisse au sujet de l’enseignement des langues étrangères à l’école?
Oui. Je dirais même un peu trop. La Confédération a en effet abouti à un compromis en 2004. Désormais, partout en Suisse, une première langue étrangère est enseignée dès la 5e primaire HarmoS (en référence au concordat intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire) et une deuxième dès la 7e primaire. Le choix des langues initiales et secondaires, qui doit être fait entre une des langues nationales et l’anglais, est laissé aux régions (la Suisse romande en est une). Il faut néanmoins que les compétences acquises dans les deux langues étrangères soient comparables à la fin de la scolarité obligatoire. Cette solution semble avoir résolu tous les problèmes. Je suis toutefois d’avis que ce n’est pas parce qu’on a mis en place une coordination au niveau régional que tout va pour le mieux. Il faudrait en particulier se demander comment rendre l’enseignement de ces langues plus performant et plus conforme aux attentes et aux besoins.

Que voulez-vous dire?
J’observe trop souvent des gens qui, après avoir appris l’allemand durant une dizaine d’années, prétendent ne toujours pas pouvoir s’exprimer dans cette langue. C’est évidemment déplorable et il doit être possible d’améliorer cette situation. Malheureusement, j’ai l’impression qu’en Suisse romande, on ne regarde pas toujours si les résultats sont à la hauteur des projections. Ce n’est pas simple de mesurer cela, puisqu’il faut évaluer le niveau acquis des élèves, tenir compte d’autres objectifs comme la littérature, les stratégies d’apprentissage, etc. J’estime néanmoins qu’il faut se donner les moyens pour que l’on apprenne les langues étrangères de manière à pouvoir les utiliser.

À quels moyens pensez-vous?
Un des problèmes est la pauvreté des échanges linguistiques qui sont organisés à l’intérieur du pays. Chaque élève devrait pouvoir effectuer un, voire même plusieurs échanges au cours de sa scolarité. Idéalement, il devrait y en avoir au moins un durant l’enseignement primaire et un autre durant le secondaire I. Aujourd’hui, il n’y a guère qu’un ou deux élèves sur dix qui bénéficient d’un tel programme. C’est très peu. Largement insuffisant, en tout cas, pour que les petit-es Romand-es apprennent à quoi ressemble cette Suisse alémanique si mystérieuse.

Comment faire pour favoriser ces échanges?
Il existe une agence nationale, Movetia, dont le but est justement de les promouvoir, non seulement en Suisse mais aussi en Europe et dans le reste du monde. Elle est bien sûr confrontée à de nombreuses difficultés. Si l’on veut organiser des séjours plus longs qu’un seul jour (souvent insuffisant), on se heurte vite à des problèmes logistiques d’accueil, d’hébergement, etc. Mais j’estime que l’effort en vaut la peine. Les échanges sont en effet un moyen unique de rendre plus concrète une langue qui paraît souvent étrange, surtout dans le cas des dialectes alémaniques parfois un peu difficiles à appréhender par les Romand-es.

Un peu beaucoup, parfois…
En réalité, les dialectes suisse-allemands ne sont pas aussi différents de l’allemand que cela. On le remarque notamment avec les Allemands qui s’installent en Suisse-alémanique. Ils ont eux aussi des problèmes de compréhension au début mais ils s’y font assez vite. Les dialectes font peur aux francophones mais un séjour outre-Sarine leur permettrait de les comprendre sans pour autant chercher à les parler.

Serait-il utile de commencer l’enseignement des langues étrangères plus tôt dans la scolarité?
Oui mais dans ce cas, il faudrait changer d’approche et, par exemple, adopter un enseignement bilingue. On peut ainsi imaginer que certains cours soient donnés dans une autre langue. Celle-ci ne sera ainsi pas perçue comme une discipline scolaire, avec son lot de vocabulaire et de grammaire à apprendre par cœur, mais comme une expérience vécue. Le canton de Neuchâtel, notamment, a mis en place une telle filière bilingue français-allemand. Cela n’a pas été facile. Il faut assurer une cohérence du système sur la durée, disposer d’enseignants spécialisés, etc.

Serait-il possible d’instaurer une telle filière à Genève?
Oui, bien sûr. Mais il faudrait une volonté politique pour le faire.

Y en a-t-il une?
Non, mais il n’y a pas d’opposition non plus. Ce n’est juste pas prévu. À Neuchâtel, un conseiller d’État suivi d’une conseillère d’État ont personnellement soutenu ce dossier et ont permis de le concrétiser. Le projet a démarré dans une dizaine d’écoles et continue à se développer. Il représente un modèle dont pourrait s’inspirer Genève. Mais, en plus de la volonté politique, il faudrait aussi réunir davantage de connaissances sur l’enseignement bilingue. Cette approche a pris beaucoup d’ampleur dans l’enseignement secondaire II et les filières professionnelles post-obligatoires dans différents cantons mais il n’existe aucune vue d’ensemble au niveau national. C’est pourquoi nous avons commencé un projet de recherche sur ce sujet. Nous dressons actuellement l’inventaire des différentes pratiques en vigueur. J’ai d’ailleurs l’impression que l’offre en anglais est plus importante que dans les langues nationales. Mais ce n’est pas si clair car une étude pilote menée à Berne a montré que les langues nationales sont privilégiées dans bon nombre de formations de toutes sortes.

Dans quel ordre les langues sont-elles apprises dans les écoles suisses?
Il existe des positions très différentes. Au Tessin, on privilégie clairement les langues nationales. Le modèle propre au canton prévoit d’ailleurs l’enseignement obligatoire de trois langues étrangères au lieu de deux durant la scolarité obligatoire, permettant d’inclure deux langues nationales en plus de l’anglais. En Suisse romande et dans la partie alémanique limitrophe (de Bâle au Haut-Valais), on donne également une préférence aux langues nationales, respectivement l’allemand et le français, pour le choix de la langue initiale. En revanche, dans la région centrée sur Zurich, c’est l’anglais qui prime. Les cantons situés tout autour de Zurich ont en effet choisi la même politique pour des raisons essentiellement pratiques, notamment pour ne pas bousculer la scolarité des enfants dont la famille viendrait à déménager.

 

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