Campus n°148

«Neanderthal ne nous a pas fait que des cadeaux»

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Lluis Quintana-Murci mène depuis une vingtaine d’années des travaux qui éclairent les origines de l’espèce humaine, son évolution et les apports des différents métissages qu’elle a connus au cours de son histoire. Invité par la Fondation Latsis, il a donné une conférence en novembre dernier à l’UNIGE. Entretien.

Le génie génétique a permis de redessiner les contours de la médecine de demain. Mais c’est aussi un savoir très utile pour remonter le temps et éclairer les origines de l’espèce humaine. Spécialiste mondialement reconnu de la génétique des populations, Lluis Quintana-Murci, professeur à l’Institut Pasteur où il dirige l’Unité génétique évolutive humaine et professeur au Collège de France, s’efforce depuis une vingtaine d’années de reconstituer les migrations et les métissages qui ont marqué le parcours d’Homo sapiens. Et ce, avec une attention particulière pour les mécanismes d’adaptation qui lui ont permis de faire face aux changements environnementaux et aux pressions exercées par les pathogènes. Entretien à l’occasion d’une conférence donnée dans le cadre de la remise des Prix Latsis universitaires 2020 et 2021.

Campus : Vous êtes un spécialiste de la génétique de l’évolution. En quoi consiste cette discipline ?

Lluís Quintana-Murci : Les travaux que je mène depuis vingt-cinq ans visent à analyser la diversité du génome humain à travers les populations pour reconstituer les processus évolutifs qui ont fait qu’Homo sapiens est ce qu’il est aujourd’hui.

Concrètement, comment procédez-vous ?

Si on prend deux personnes au hasard dans une foule, quelle que soit leur origine, on va trouver dans leur génome quelque chose comme 0,1% de différence. Cela peut ne pas paraître grand-chose mais cela représente tout de même en moyenne 3 millions de lettres du code génétique différentes entre chaque individu, sur les 3 milliards que compte l’ensemble de notre génome. La plupart de ces mutations sont neutres, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’effet fonctionnel, mais certaines d’entre elles modifient le gène ou son expression. Les différences phénotypiques qui lui sont associées ont trait à l’apparence physique, mais aussi à la résistance au froid ou à l’altitude. Elles expliquent aussi pourquoi certaines personnes sont intolérantes à certains aliments comme le lactose ou encore pourquoi nous ne réagissons pas tous de la même manière à un médicament. Enfin, elles ont aussi une influence sur la réponse immunitaire aux pathogènes, domaine auquel nous prêtons une grande attention.

Pourquoi ?

Au cours de ces quinze dernières années, ces informations nous ont permis de fonder une nouvelle façon d’appréhender nos différences face à l’infection. Cette approche réunit génétique clinique, génétique épidémiologique et génétique des populations. L’idée générale, c’est d’essayer de comprendre comment la sélection naturelle agit sur les gènes de l’immunité. Pour l’instant, nous sommes parvenus à établir une hiérarchie des gènes qui jouent un rôle essentiel dans nos défenses contre les pathogènes. Et nous savons également que bon nombre d’entre eux ont été acquis à la suite des métissages qui ont marqué l’histoire d’Homo sapiens.

Que sait-on à ce propos aujourd’hui ?

L’homme moderne est apparu il y a 200 ou 300 000 ans quelque part en Afrique. En se basant sur l’étude de l’ADN mitochondrial (qui n’est hérité que par la voie maternelle), on a pu montrer que la première migration hors de ce continent aurait commencé il y a environ 60 000 ans. Homo sapiens a dès lors essaimé à travers le monde, traversant le détroit de Béring il y a 20 000 ans pour peupler les Amériques. Mais il a été beaucoup plus lent à rejoindre certaines parties du globe, notamment les îles lointaines de l’océan Pacifique, qui ont été peuplées pour la première fois au cours du dernier millénaire seulement.
Et sur son chemin, il a croisé la route d’autres populations humaines...
De récents travaux en paléogénomique ont en effet montré que, hors du continent africain, les humains actuels possèdent en moyenne dans leur génome entre 2 et 2,5% de matériel génétique d’origine néandertalienne. Cela signifie qu’à un moment ou à un autre, sans doute quelque part au Moyen-Orient, Homo sapiens s’est métissé avec l’homme de Neandertal.

Pourquoi ce matériel a-t-il été préservé ?

Au moment de sa rencontre avec Homo sapiens, l’homme de Neandertal vivait sur le territoire eurasien depuis 300 000 ans. Il était donc par définition adapté à cet environnement notamment en termes de résistance aux pathogènes. Et c’est justement cette partie du génome qui a été transférée et conservée chez Homo sapiens. Cela a renforcé son système immunitaire, lui permettant de survivre aux nouveaux agents pathogènes qu’il a rencontrés sur son chemin et en particulier aux virus de type ARN, c’est-à-dire ceux de la grippe et des coronavirus.
    
Y compris le SARS-CoV-2 qui nous occupe depuis deux ans ?

Une équipe allemande vient effectivement de montrer que Neandertal nous a légué des variations génétiques localisées sur un ensemble de gènes du chromosome 12 qui sont présentes chez 30% des Eurasiens et qui réduisent de 22% les risques de développer une forme sévère du Covid-19. À l’inverse, le même groupe a aussi révélé qu’une série de mutations dans le chromosome 3, également héritée de Neandertal, et présente chez 16% des Européens et 50% des Indiens, augmente de 60% le risque de contracter une forme grave de covid. Ce qui veut dire que Neandertal ne nous a pas fait que des cadeaux. De manière générale, ce qui constituait un avantage dans notre passé lointain peut ne plus l’être nécessairement aujourd’hui parce que l’environnement a changé.

Dans quelle mesure ?

Certaines mutations héritées du passé sont devenues délétères à cause du changement de nos modes de vie. En tant qu’espèce, pendant 95% de notre histoire, nous avons été cernés par les pathogènes. Nous avons donc développé un système immunitaire extrêmement combatif et très efficace contre les maladies infectieuses. Le problème, c’est qu’en cas de dysfonctionnement, ce même système favorise l’émergence des maladies auto-immunes, des allergies ou des maladies inflammatoires qui sont précisément les plus répandues aujourd’hui, en tout cas dans les pays occidentaux.


L’autre rendez-vous auquel vous vous êtes intéressé, c’est celui avec l’homme de Denisova…

Lorsque Homo sapiens arrive dans le Sud-Est asiatique et les îles du Pacifique, il rencontre en effet une autre forme humaine aujourd’hui disparue et qu’on appelle l’homme de Denisova. C’est un cousin de Néandertal qui aurait vécu de la Sibérie à l’Asie du Sud-Est et dont on possède un seul génome, lequel a été tiré d’une phalange découverte dans une grotte russe. En gros, notre idée était de retrouver le plus possible de petits morceaux de « dénisovitude » dans le patrimoine génétique des populations du Pacifique actuelles et de les mettre ensemble afin de « ressusciter » l’homme de Denisova. On a donc séquencé environ 300 génomes de différentes populations distribuées entre Taïwan, les Philippines, la Papouasie, Vanuatu, etc.

Avec quel résultat ?

Contrairement à la proportion néandertalienne présente dans le génome de ces populations qui est extrêmement homogène (entre 2,2 et 2,9% chez tout le monde), celle du matériel venant de l’homme de Denisova est complètement hétérogène. Elle est presque nulle à Taïwan et grimpe jusqu’à 3,2% en Papouasie et dans les îles Vanuatu.


Que faut-il en conclure ?

Les Homo sapiens sortis d’Afrique se sont métissés avec Neandertal à un moment unique, il y a environ 60 000 ans, alors qu’il y a eu au moins quatre événements de métissage entre les dénisoviens et les populations d’Asie. Ceux-ci sont survenus il y a entre 50 000 et 20 000 ans selon nos estimations, ce qui voudrait dire que l’homme de Denisova aurait pu survivre a minima jusqu’à il y a 20 000 ans. Ces métissages se sont par ailleurs faits avec des populations de Dénisoviens qui étaient déjà très diverses entre elles et dont certaines branches avaient divergé il y a environ 400 000 ans.

Quelle est la particularité de l’apport dénisovien chez « Homo sapiens »?

Tandis que l’héritage de Neandertal est associé à des phénotypes très divers comme l’immunité, le développement neuronal, la pigmentation ou le métabolisme, la contribution dénisovienne est presque uniquement reliée au système immunitaire.

Selon vous, les grandes révolutions culturelles qu’a connues l’humanité, comme l’avènement de l’agriculture, ont également laissé des traces dans notre patrimoine génétique. Dans quelle mesure ?

Le passage de l’état de chasseur-cueilleur nomade à celui de fermier sédentaire, a commencé 10 000 ans avant notre ère dans plusieurs régions du monde, comme le Moyen-Orient. Il a entraîné une explosion démographique liée à la capacité à produire de la nourriture. Mais il marque aussi le début de la cohabitation avec des animaux domestiques et donc avec de nouvelles maladies (les zoonoses). On commence aussi à pratiquer la déforestation, ce qui ouvre des avenues pour que certains insectes transmettent des pathogènes comme la malaria ou la dengue. Tous ces changements ont eu un impact sur la diversité génétique de notre espèce ainsi que sur sa santé.


C’est-à-dire ?

Tant qu’Homo sapiens vivait en Afrique, la mutation qui le protégeait contre le paludisme était utile et a donc été conservée par la sélection naturelle. Mais, en Europe, elle ne sert pas à grand-chose et sa présence a donc baissé au fil du temps. Selon la même logique, les populations qui vivent autour de l’Himalaya ont conservé la variation qui permet de mieux supporter la vie en altitude…

Pouvez-vous nous dire un mot de ce que vous appelez « l’hypothèse poison-antidote ?

Lorsqu’une population A, au sein de laquelle sévit, par exemple, le paludisme, entre en contact avec une population B, elle va lui transmettre cette maladie face à laquelle la population B est a priori démunie. Mais comme la population A est par définition adaptée à cette maladie, elle possède des mutations qui lui permettent de mieux résister à ses atteintes. Et lorsqu’il y a métissage, ces mutations se transmettent à la population B, qui se trouve à son tour protégée. Avec le poison, le paludisme, vient donc l’antidote, l’adaptation du système immunitaire. C’est ce qui s’est passé, par exemple, il y a environ 5000 ans, lorsque les peuples bantous ont commencé à pénétrer les forêts et à côtoyer les Pygmées. Et c’est selon la même logique que les mêmes Bantous ont hérité, au contact des populations pastorales d’Afrique de l’Est, la mutation leur permettant de digérer le lactose et de boire du lait à l’âge adulte.


Vous faites partie d’un consortium nommé « milieu intérieur ». Quel est son objectif ?

L’être humain n’est pas qu’une boîte à gènes. Ce projet de recherche, qui a été lancé il y a une dizaine d’années maintenant, vise à comprendre quels sont les facteurs non seulement génétiques, mais aussi environnementaux et culturels qui influencent notre réponse immunitaire face aux pathogènes. À cette fin, nous avons recruté une cohorte de 1000 individus, stratifiés par âge et par sexe, qui nous ont informés sur leur mode de vie, leur alimentation, leur passé médical et dont on a également dressé le profil génétique. L’objectif, c’est de comprendre comment tout ça influence leur réponse immunitaire afin de pouvoir poser les bases d’une future médecine de précision qui sera en mesure d’appliquer des traitements thérapeutiques adaptés non seulement à la génétique de l’individu mais également à son mode de vie.


Quels types de résultats avez-vous obtenus ?

Nous avons essayé de comprendre d’où provenaient les différences interindividuelles que l’on constate dans les cellules immunitaires présentes dans le sang. Et nous avons pu démontrer que sur les 140 variables susceptibles d’influencer ce phénotype immunitaire, il n’y en avait finalement que cinq qui avaient véritablement un effet : l’âge, le genre, le tabagisme, la génétique et le fait d’être infecté chroniquement par le cytomégalovirus, qui est une infection virale le plus souvent bénigne et par conséquent souvent non détectée.


Propos recueillis par Vincent Monnet