Campus n°140

« Le théâtre antique, c’est comme le Jazz »

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Nommée docteure « honoris causa » de l’Université de Genève en automne dernier, Florence Dupont, professeure de littérature latine à l’Université Paris 7, déconstruit le mythe selon lequel l’antiquité grecque et romaine serait la matrice de la civilisation occidentale

Campus: Vous qualifiez les Grecs et les Romains de l’Antiquité de « sauvages comme les autres ». Que voulez-vous dire par là ?

Florence Dupont: L’anthropologie de tradition française et américaine a longtemps distingué les sociétés dites « avec écriture » de celles qui n’en ont pas. En traitant les Grecs et les Romains de l’Antiquité de sauvages, je reprends le point de vue d’une école de pensée différente parmi les « antiquisants », représentée notamment par les anthropologues de l’Antiquité Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, qui estiment qu’on peut porter le même regard sur les anciens grecs ou romains que sur les Incas des Andes ou les Bororos du Brésil.

Les civilisations grecque et romaine sont présentées comme les matrices de notre société moderne, celles qui nous ont donné les plus grandes institutions (démocratie, théâtre, droit…). Qu’en pensez-vous ?

Je ne suis pas d’accord. La projection des valeurs contemporaines dans l’Antiquité est une manipulation de la vérité historique à des fins sinon politiques, du moins idéologiques. La façon de penser des anciens n’était pas la nôtre et nous – les Européens –, nous ne sommes pas leurs héritiers directs et uniques. Dans un groupe de travail que nous avons mis sur pied l’an dernier, nous avons constaté que la philosophie politique de l’Islam, par exemple, est directement héritière de Platon. De manière un peu provocatrice, un collègue d’origine iranienne a même montré que l’on pouvait rattacher la philosophie politique de l’Ayatollah Khomeini à cette même source. La médecine indienne se revendique d’Hippocrate et de Gallien alors qu’elle est tout à fait différente de la nôtre qui s’en réclame aussi. Autrement dit, les Européens sont certes des héritiers des Grecs et des Romains, puisqu’ils le revendiquent et exploitent cette filiation. Mais ils ne sont pas les seuls. L’interprétation qu’ils font de cet héritage leur est propre et il en existe d’autres. Aucune n’est bonne ou mauvaise.

Qu’est-ce qui contredit l’idée que la démocratie occidentale est fille de celle des Grecs ?

Pour commencer, le mot grec demokratia ne veut pas dire démocratie. C’est un terme péjoratif qui désigne la tyrannie exercée par le peuple. Les historiens qui étudient la démocratie antique à Athènes ne rencontrent d’ailleurs jamais ce terme. Hérodote parle de « gouvernement de la multitude », terme qui, selon lui, « porte le plus beau de tous les noms, isonomia, c’est-à-dire égalité des droits politiques ». Ce qui brouille notre perception, c’est que beaucoup de mots du vocabulaire français, anglais ou allemand ont été fabriqués tardivement à partir de termes latins ou grecs n’ayant pas, ou plus, le même sens. Du coup, on projette dans l’Antiquité le sens moderne d’un nombre incalculable de concepts et de notions qui n’ont rien à y faire. J’ai assisté récemment à une conférence sur le travail au cours de laquelle on nous a répété, une fois de plus, que le mot travail vient du latin trepalium, qui désigne un instrument de torture. En réalité, cette étymologie est fausse. Et même si elle était vraie, qu’est-ce que ça changerait ? L’Antiquité est massivement utilisée dans le monde contemporain pour trouver des justifications à tout et n’importe quoi. Pour une « antiquisante » comme moi, c’est un peu énervant.

Une de vos spécialités est la tragédie romaine, en particulier Sénèque, dont vous avez traduit les pièces. Là aussi, vous montrez que théâtre antique et théâtre contemporain ne sont en rien semblables…

Le mot théâtre a été introduit dans la langue française à l’époque de la Renaissance. Il vient du grec theatron qui ne désigne pas du tout l’institution théâtrale ni le spectacle mais les gradins. Ce sont eux et, surtout, le public qui s’installait dessus qui constituaient le lieu comme espace de théâtre. L’histoire du mot révèle la volonté des gens de la Renaissance de créer un lien entre eux et l’Antiquité. Ils prétendaient ainsi « redécouvrir » le théâtre antique. Mais ils n’ont rien redécouvert du tout. Le théâtre antique avait alors complètement disparu et ils ignoraient tout de la manière dont il se pratiquait. Il n’y avait pas de musique dans le théâtre de la Renaissance, par exemple, alors qu’elle était omniprésente dans celui des anciens.

Quelles autres différences peut-on constater ?

Le théâtre contemporain, comme celui de la Renaissance, part d’un texte et y ajoute une mise en scène. Celui d’il y a deux mille ans s’inscrivait dans un rituel religieux. Toute la structure était fixée à l’avance. Une tragédie contenait toujours un prologue, une entrée du chœur, des moments où le chœur danse et chante et la sortie du chœur. Le poète tragique écrivait donc son texte de manière à le faire entrer dans ces séquences prédéfinies. Cela ne l’empêchait pas d’innover. Tout en respectant les contraintes qu’on lui imposait, il trouvait un moyen d’étonner le public sans le dépayser. C’est dans l’art de créer des variations que les poètes excellaient et montraient leur style, un style qu’ils gardaient de tragédie en tragédie pour le plus grand plaisir du public qui était, lui aussi, un fin connaisseur, un peu comme cela se passe dans le jazz aujourd’hui. Le jeu des acteurs de l’Antiquité était également codifié. Il n’y avait pas de psychologie des personnages. Celui qui jouait Médée ne devait pas incarner cette figure complexe mais jouer le rôle stéréotypé d’une reine, avec le costume, la façon de parler et de marcher correspondant à ce statut. Toutes les tragédies étant écrites les unes par rapport aux autres, l’acteur se basait aussi sur toutes les scènes de Médée qu’il avait déjà vues.

Une de vos traductions a été mise en scène et représentée en ouverture du Festival d’Avignon en 2018. C’est une jolie consécration.

Ma relation avec Sénèque a commencé en 1969. Il fallait que je donne un cours sur le théâtre romain à l’Université de Paris. C’était un sujet qui n’intéressait personne. À l’époque, tout le monde prenait Sénèque pour un philosophe ennuyeux – alors qu’il était admiré en son temps, durant la Renaissance et même par Shakespeare. C’est peut-être parce qu’il n’existait pas de traduction satisfaisante. Pour les besoins du cours, je me suis donc mise à le traduire en ayant en tête dès le début que le résultat devait non seulement être lisible mais aussi adaptable au théâtre. En même temps, j’ai cherché à comprendre quelles étaient les conditions de représentation d’une tragédie romaine. De nombreux auteurs latins, dont Cicéron, citent sans cesse les tragédies, ce qui s’y passe, ce qui s’y dit, etc. En cherchant un peu, on trouve beaucoup d’éléments de réponse éparpillés dans une multitude de sources. Le tout était de mettre ces informations en rapport avec les textes des tragédies et de comprendre comment se déroulait un spectacle. Le résultat a motivé certains metteurs en scène qui ont monté les pièces que j’avais traduites. La dernière est le Thyeste de Sénèque, joué en ouverture du Festival d’Avignon et mis en scène par Thomas Jolly.


Un de vos livres s’intitule « Homère et Dallas » (1991). Quels parallèles existe-t-il entre ces deux œuvres ?

À l’époque, je m’occupais d’un petit garçon qui aimait beaucoup Dallas et il m’arrivait de regarder ce programme avec lui mais en posant un regard scientifique sur la structure de la série américaine. Il se trouve que j’organisais en même temps un séminaire sur Homère et j’ai été frappée de constater que l’une et l’autre histoire utilisaient des « conditions d’énonciation » comparables. Dans l’Odyssée, on rencontre par exemple sans cesse des formules toutes faites. Chaque banquet est ainsi ponctué par la phrase « quand on eut satisfait la soif et la faim » qui permet ensuite d’ouvrir sur un nouvel épisode. Dans la série Dallas, on ne voit jamais de repas mais des apéritifs qui se déroulent toujours de la même façon et débouchent toujours sur les mêmes scènes de discussion familiale. De manière plus générale, ce livre me permettait de mener une critique anthropologique des œuvres littéraires (latines ou grecques) en les traitant non comme des textes mais comme les traces d’actions passées, de pratiques qu’il faut reconstituer pour comprendre à quoi correspondaient ces actes de parole que l’on catalogue, à tort, dans la littérature.

Vous semblez aimer les séries télévisées car, à en croire un article paru dans le « Monde diplomatique » en 2007, vous vous êtes aussi intéressée à « Rome ».

Je ne suis pas une adepte des séries. Mais celle-ci, Rome, était pour moi insupportable. Elle était manifestement tournée de façon à faire plaisir aux gens en leur montrant ce qu’ils avaient envie de voir. Il y a des scènes de pure fiction, comme celle de l’intronisation de Marc-Antoine comme tribun de la Plèbe, durant laquelle on lui fait dégouliner du sang sur la tête, versé par des sortes de Vestales. Ça n’a jamais existé. Passe encore dans un péplum, mais dans une série qui se veut historique, c’est un peu gênant. La série est truffée de ce genre de contre-vérités. Contrairement à ce que montre un des épisodes, Vercingétorix n’avait pas les cheveux longs ni de moustaches mais il avait une tête de Romain. Et il n’a jamais été étranglé sur le forum. On voit aussi à l’écran les sénateurs voter à main levée dans une salle ronde alors qu’ils se mettaient en réalité à côté de celui qu’ils approuvaient et que cela se passait dans un sénat rectangulaire. Une femme qui aurait un enfant par adultère ne l’aurait jamais gardé comme dans la série mais l’aurait vendu à un marchand d’esclaves. En fait, ce programme ne vise qu’à conforter, par des origines fictives, l’idéologie impérialiste de l’Occident et sa foi dans sa propre évolution morale.

Il montre aussi une sexualité très libérée…

Au-delà de cette série, la sexualité, et en particulier l’homosexualité, est un des meilleurs exemples de projection sur l’Antiquité de pratiques contemporaines. En réalité, à l’époque romaine, il n’existait pas d’homosexualité. On peut même dire que la sexualité était non sexuée. Il n’existait pas d’identités sexuelles ni de catégories qui, comme aujourd’hui, séparent les hétérosexuels des homosexuels, des bisexuels et des autres transsexuels. La société romaine était certes hypergenrée et les hommes et les femmes avaient des fonctions sociales très précises et différentes. Mais le fait que le partenaire de plaisir fût un homme ou une femme n’intervenait pas dans l’évaluation morale des pratiques sexuelles. Un homme n’était pas plus « féminin » parce qu’il avait des relations avec un autre homme. Ce qui jouait un rôle, en revanche, était le statut social. Deux hommes libres ou un homme libre et un jeune garçon libre ne pouvaient pas avoir de relations intimes sans grave préjudice moral. Mais si le partenaire était un esclave ou un affranchi, ça n’avait plus aucune importante.

Mis à part les problèmes liés au statut social, il n’y avait donc pas de comportement sexuel répréhensible dans le monde romain ?

Ce qui était moralement répréhensible n’était pas certaines pratiques sexuelles mais l’excès de sexe. Pour un homme – une femme, je n’en parle même pas – trop de sexualité amollissait, rendait peu viril. Du coup, pour les Romains, le machisme tel qu’on le connaît dans notre société n’existait pas. Un homme qui passait son temps à séduire les femmes n’était pas viril. Un Casanova antique, qui ne pensait qu’à passer son temps dans les lits et les banquets, était représenté comme complètement efféminé, mou, gros, avec des cheveux longs, c’est-à-dire, pour les Romains, incapable de s’adonner aux pratiques sérieuses qu’étaient la politique et la guerre. Le mot qui désigne cet état de déchéance est molis. Il est souvent traduit par inverti, ce qui est une erreur, les traducteurs, une fois de plus, interprétant les textes antiques à l’aune de leurs préjugés. Car molis ne désigne pas l’homosexualité mais l’excès de plaisirs. Des plaisirs qui ne comprennent d’ailleurs pas seulement le sexe mais aussi la nourriture, la boisson, la musique et même la philosophie.

Si on ne peut faire remonter l’homosexualité contemporaine à celle de l’Antiquité, qu’en est-il du modèle parental traditionnel, comprenant un papa et une maman ?

Il n’existait pas non plus de couple parental à Rome. Par exemple, un Romain ne devenait pas père parce qu’il avait des enfants mais quand son propre père mourait. C’était un statut qui se transmettait, sans aucun rapport avec la procréation.

Tout cela ne va pas plaire à une frange de la société contemporaine située à l’extrême droite et dont certains membres se revendiquent d’un héritage antique romain.

Non, en effet. D’ailleurs, si certaines cités grecques avaient des politiques de repliement identitaire, comme Athènes, Rome était bien différente. Il n’existait pas d’identité culturelle romaine, seulement une identité politique, la civitas. Soit on était citoyen romain, soit on ne l’était pas. On pouvait venir de Syrie, d’Afrique du Nord, du nord de l’Europe, cela ne changeait rien. Il n’y avait pas d’assignation identitaire par son origine, sa couleur de peau ou ses préférences sexuelles. De plus, la ville n’a même pas de père fondateur, au sens américain. On peut citer Romulus, certes, mais il n’a pas eu de descendants. Et aucun Romain de l’âge classique, des IIe et Ier siècles avant notre ère, ne s’est jamais revendiqué comme issu d’un des compagnons de Romulus qui étaient pour la plupart, selon le mythe de l’Asylum, des brigands, des esclaves en fuite et des déserteurs. Bref, Rome est un peuple sans origines.

Propos recueillis par Anton Vos