Campus n°122

« Nous manquerons d’eau bien avant de manquer de pétrole »

Peter Brabeck-Letmathe, président du Conseil d’Administration de Nestlé et du 2030 Water Ressources Group, était l’Invité du 9e Symposium scientifique sur l’eau douce qui s’est tenu à Genève cet été. Il a donné une conférence sur les défis que l’humanité doit relever pour préserver son accès à l’eau. Rencontre

Campus: Vous présidez le «2030 Water Ressources Group». De quoi s’agit-il?

Peter Brabeck-Letmathe:

C’est un partenariat public-privé qui regroupe des membres institutionnels comme la Banque mondiale, des agences de développement nationales (dont la Direction du développement et de la coopération suisse), des organisations non gouvernementales et des entreprises privées. Parmi celles-ci se trouvent Nestlé et quelques grands fabricants de sodas et de bière (Coca-Cola, Pepsi, SAB Miller). Nous avons créé ce groupe afin d’apporter de nouvelles perspectives dans la problématique grandissante de la pénurie d’eau douce (dans l’agriculture, l’industrie, la production d’électricité et les ménages). J’ai fait une intervention sur ce sujet pour la première fois au World Economic Forum de Davos en 2005 en soulignant l’importance et l’urgence d’agir, mais personne ne voulait alors m’écouter. Nous avons donc fondé le «2030 Water Ressources Group» (2030 WRG) en 2008 pour faire bouger les choses.

Pourquoi la date de 2030 figure-t-elle dans le nom?

En 2008, nous avons calculé que si rien ne changeait, nous aurions en 2030 un déficit d’eau douce de 60 %. Concrètement, l’humanité dispose de 4200 km3 d’eau potable par an que nous pouvons prélever de manière durable. Tout le surplus est tiré de sources non renouvelables, à savoir des réserves d’eau fossile comme on en trouve sous le Sahara. C’est un peu comme le pétrole sauf que le monde manquera d’eau bien avant de manquer de pétrole.

Pourquoi?

Aujourd’hui, nous consommons déjà 5000 km3 par an. Nous vivons donc déjà à crédit. Cela ne se remarque pas tant qu’il y a de l’eau sous terre et que la situation est normale. Mais en cas de sécheresse importante, certaines populations ne pourront plus se tourner vers ces réserves d’eau traditionnelles qui seront épuisées. Et si on arrive à un déficit aussi élevé que 60 % en 2030, on devra faire face à une crise majeure. La pénurie d’eau provoquera une insécurité alimentaire et entravera l’approvisionnement énergétique, qui sont les deux principaux facteurs de stabilité sociale.

Que peut faire le 2030WRG pour modifier cette tendance?

Le groupe a développé des outils permettant une analyse intégrée des ressources en eau douce dans des pays ou des bassins versants. Il a aussi mis en place des techniques visant à surmonter le problème d’utilisation excessive de la ressource et à estimer les coûts que pourraient engendrer les efforts visant à réduire la pénurie de l’eau. Il cherche par ailleurs à développer des échanges constructifs avec toutes les parties concernées. Notre action est essentiellement locale, car la problématique de l’eau l’est aussi. Cela implique que pour chaque projet, en Mongolie, au Pérou ou en Afrique du Sud, le 2030WRG rassemble une équipe sur place constituée de partenaires publics et privés. Nous travaillons actuellement avec huit gouvernements dans le monde. Et à chaque fois, nous aidons à instaurer une politique de l’eau permettant d’utiliser la ressource de manière durable en fonction des quantités renouvelables qui sont à disposition dans le pays. En gros, il s’agit à chaque fois d’éviter de se retrouver dans la situation de la mer d’Aral qui a perdu 90 % de son volume depuis les années 1960 à cause d’une exploitation excessive.

Vous preniez la Mongolie comme exemple. Pouvez-vous nous en dire davantage?

Nous avons été invités pour organiser un forum à Oulan-Bator rassemblant une centaine de personnes impliquées dans la gestion de l’eau potable. Premier constat: il existe un conflit assez profond entre les besoins de l’agriculture, en l’occurrence essentiellement des éleveurs de chèvres et de chevaux, et ceux des exploitations minières situées au sud du pays. Deuxième remarque, qui est valable dans la plupart des pays, beaucoup de monde s’intéresse à l’eau mais en fin de compte personne ne s’en occupe vraiment. En Mongolie, plus de 20 offices, ministères ou institutions sont en charge de gérer cette ressource. Mais sans coordination. Le 2030WRG a donc posé ce diagnostic puis a offert des conseils et mis à disposition son expérience en matière de conduite de projet de manière à ce que le gouvernement puisse mettre sur pied une politique de l’eau cohérente.

Comment une entreprise comme Nestlé peut-elle contribuer à sauvegarder la ressource d’eau potable?

En 2005, Nestlé a décidé que la réduction de sa consommation d’eau serait sa priorité dans ses objectifs environnementaux. Depuis, nous avons pu réduire de 40 % l’utilisation de ce précieux liquide par kilo de produit que nous fabriquons. La compagnie assure également un traitement efficace des eaux usées afin de pouvoir en réinjecter un maximum dans le système hydrologique. Nous nous efforçons en outre de sensibiliser nos partenaires (fermiers, industriels, etc.) à l’importance de préserver cette ressource. Enfin, nous tenons à participer au dialogue politique et continuer à tenir en éveil l’attention des décideurs sur ce thème. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis engagé avec le 2030WRG.

Considérez-vous l’eau comme un droit humain?

Oui. Pour être plus précis, je considère que les 25 litres par jour et par personne servant à l’hydratation et à l’hygiène personnelle font partie des droits de l’homme. Cela correspond à 1,5 % des prélèvements d’eau dans le monde. Je précise que j’ai affirmé cela la première fois en 2005 à Davos et que j’ai ainsi précédé de cinq ans l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies qui a reconnu, en 2010, que l’accès à l’eau est un droit humain. Mais je vais plus loin. Je prétends en effet que les 98,5 % des prélèvements d’eau restants ne font pas partie des droits de l’homme. Ces quantités d’eau sont actuellement souvent gaspillées de manière irresponsable. Il est indispensable de les économiser pour permettre à l’accès à l’eau potable de devenir véritablement un droit fondamental. En 2015, quelque 2,7 milliards de personnes dans le monde n’en bénéficient toujours pas.

Qui est responsable de ces 98,5 % de gaspillage?

L’agriculture (70 %), l’industrie (20 %) et les activités domestiques pour le reste. L’agriculture utilise 2,5 fois plus d’eau que ce dont les plantes ont physiologiquement besoin pour pousser. Les fermiers arrosent par tous les temps, parfois à midi et par 40 °C, parce que, généralement, ils ne payent pas un centime pour cela. En Inde, on leur offre des pompes électriques. Résultat: la nappe phréatique dans le Pendjab était autrefois à 1,5 mètre de profondeur. Aujourd’hui, elle se situe à 100 mètres. Il y a largement la possibilité de faire mieux. Mais pour y parvenir, il faut que les gens aient conscience de la valeur de l’eau. Et je ne parle pas de prix, mais de la conviction que cette ressource doit être utilisée avec précaution, respect et parcimonie.

Comment faire?

Il existe des milliers d’exemples. Quand on laboure, on perd à peu près 30 % de l’humidité de la terre. Eh bien, il existe une technologie qui permet d’éviter de retourner son champ et de planter directement la semence dans la terre. Autre exemple, le café arabica. Nous avons développé une technique qui ne nécessite pas le lavage des grains, ce qui était indispensable jusqu’alors. Du coup, non seulement nous économisons de l’eau mais en plus nous évitons de rejeter dans la nature un liquide noir et très pollué. Les solutions existent mais tant que l’on reste persuadé que l’eau est une manne qui tombe du ciel, rien ne changera.

Nestlé fait des efforts de sensibilisation selon vous, mais son image est déplorable et la compagnie est souvent attaquée – surtout en période de sécheresse – sur le fait qu’elle fait des profits sur ses ventes d’eau en bouteille.

Je ne comprends pas le problème. La survie de Nestlé dépend de son accès à l’eau et elle l’utilise de la manière la plus responsable possible. L’eau que nous mettons en bouteilles ne correspond qu’à 0,0001 % du total de l’eau prélevée chaque année dans le monde. Même si nous arrêtions totalement de vendre de l’eau, cela ne changerait absolument rien, ni localement ni globalement. Par ailleurs, pour produire un litre d’eau en bouteille, il faut 1,5 ou 2 litres d’eau. En revanche, pour produire la même quantité de soda, il faut 500 litres d’eau, si l’on tient compte de tout le processus industriel et du sucre ajouté.

L’argument souvent avancé est que Nestlé parvient à vendre de l’eau en bouteille à des populations, au Pakistan notamment, qui n’en achetaient pas avant?

Nestlé utilise en effet des sources dans ce pays. Mais la plupart des gens de la région où nous avons nos pompes n’avaient simplement pas accès à l’eau potable avant. La réalité de ces pays, c’est que les personnes pauvres sont obligées de boire de l’eau suspecte voire malsaine ou d’aller se servir aux camions-citernes où le prix du litre est 10 ou 20 fois plus élevé que celui que payent les classes aisées ou moyennes bénéficiant d’une distribution d’eau potable subventionnée à domicile.

Quand Nestlé exploite une nappe phréatique au Pakistan, l’eau qu’elle contient ne lui appartient pas?

Non. Nous achetons le droit de pomper. En l’occurrence, il y a des milliers de puits dans cette région qui puisent dans le même réservoir que nous. Nous n’en possédons que deux et ce sont pratiquement les seuls qui sont contrôlés. De plus, chacune de nos usines possède des installations à l’extérieur qui donnent aux habitants du village un accès gratuit à l’eau. C’est une tradition. Même au spa de Vittel, en France, une eau qui fait partie du groupe Nestlé, il y a une fontaine publique.

Propos recueillis par Anton Vos