Campus n°103

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n° 103 avril-mai 2011
L'invité | Francesco Della Casa

«Genève est une des plus belles villes d’Europe»

Della Casa

Francesco Della Casa deviendra en mai le nouvel architecte cantonal de Genève, un poste créé il y a quinze ans et resté vacant depuis. Il livre ses réflexions sur l’architecture émotionnelle et sur la qualité de l’urbanisme genevois à travers les âges

Un colloque a récemment été organisé sur le thème de l’architecture émotionnelle (lire le dossier en pages 12 à 27). Que pensez-vous de cette notion?

Francesco Della Casa: L’émotion, dans le cas de l’architecture, ne peut pas être programmée. A mes yeux, ce serait une erreur de penser le contraire. Contrairement à un tableau ou une pièce musicale, une œuvre architecturale n’est pas le fait d’un individu qui voudrait transmettre une émotion particulière. Son mode de production implique de nombreux acteurs. Une solution structurelle élégante trouvée par l’ingénieur, par exemple, ne manque pas de susciter chez lui de l’émotion. Même chose pour le travail bien fait des ouvriers. Les usagers du lieu, quant à eux, peuvent se sentir dans un état émotionnel favorable non pas parce que l’endroit est beau mais peut-être parce qu’ils y ont bien vécu et qu’ils y ont apporté une contribution personnelle.

Une partie de l’émotion transmise par une œuvre architecturale viendrait donc du plaisir qu’ont eu les ouvriers à la bâtir?

J’en suis persuadé. A l’inverse, il est très facile de saboter le travail d’un architecte un peu pointilleux. L’électricien mécontent peut décaler sa prise de 5 cm par rapport à des plans qui prévoyaient un alignement parfait. Cela se remarquera ensuite comme un tableau de travers. Vous pouvez torturer des gens de cette manière. En revanche, si le collectif fonctionne bien, le résultat peut devenir une œuvre de l’humanité. De plus, le sens et les sentiments projetés sur un bâtiment ne sont pas figés dans le temps. Il n’est pas sûr que les pyramides d’Egypte aient suscité, pour les ouvriers qui se sont tués à les édifier, la même émotion qu’elles provoquent maintenant. On peut relever le même genre de paradoxe pour les immeubles haussmanniens, aujourd’hui souvent défendus par des gens étiquetés d’extrême gauche comme un patrimoine exemplaire, alors qu’ils étaient au départ le résultat d’opérations de spéculation immobilière et la manifestation de l’inégalité des classes: les familles riches au bel étage, les bonnes sous les toits.

Genève est-elle, selon vous, une ville réussie du point de vue architectural?

En tenant compte des contraintes qui sont les siennes, notamment l’exiguïté du territoire, elle est parfaitement réussie. C’est une des plus belles villes d’Europe. Son histoire architecturale est même exemplaire. A l’époque de la Réforme, lorsque la ville a dû accueillir les réfugiés huguenots, elle était limitée par ses fortifications. Elle ne pouvait pas les installer dans les faubourgs, exposés à la menace constante des adversaires de la Réforme. On a alors été capable de densifier la cité de manière considérable. Et cela sans nuire à la qualité de vie ni à l’architecture. Jusqu’à la période fazyste, Genève a ainsi montré une capacité remarquable à recevoir dignement les personnes persécutées venues des pays voisins et à leur fournir un logement.

Que s’est-il passé ensuite?

Au moment de la Révolution radicale en 1846 et exploitant la suppression des fortifications, la ville connaît un véritable retournement provoqué par l’édification de la ceinture, conçue sur l’exemple du Ring de Vienne, et, surtout, par le réaménagement de la Rade. Le pouvoir, jusque-là centré sur la cathédrale, est subrepticement déplacé vers le lac. La Rade devient le nouveau centre urbain symbolique, dont la clé sera l’installation du monument à Jean-Jacques Rousseau sur l’île du même nom. C’est le téménos liquide, un endroit que personne ne peut s’approprier et qui appartient donc à tout le monde. Cela n’empêche pas que les opérations de spéculation immobilière sur les deux rives bénéficient aux nouveaux dirigeants politiques issus de la révolution. Une partie de ces gains est néanmoins rendue à la population genevoise grâce à l’attractivité considérable qui caractérise la rade genevoise.

Que faut-il penser des cités résidentielles qui ont poussé à Genève comme dans le reste du monde?

Les projets de cités, ou de logement social, entrepris à Genève sont eux aussi remarquables. Avant-guerre, la Cité Vieusseux ou la Cité-jardin d’Aïre n’étaient pas uniques en leur genre, mais elles représentent des exemples de logements contigus de très belle qualité. A la fin des années 1940, l’architecte et urbaniste français Eugène Baudouin, apparenté au mouvement «Beaux-Arts», est appelé à Genève pour diriger la nouvelle Ecole d’architecture. Il édifie ensuite la Cité Vermont, un des premiers grands ensembles de Genève. Ce dernier n’est pas seulement hygiéniste et fonctionnel, il possède aussi une réelle ambition esthétique. En d’autres termes, on ne se borne pas à aligner des barres, comme cela s’est fait ailleurs avec des résultats souvent dramatiques. Eugène Baudouin influencera la génération d’architectes qui prendra en charge l’édification des Cités du Lignon, d’Onex et de Meyrin. Dans les trois cas, cela a bien fonctionné, notamment à Meyrin qui est, au dire des habitants eux-mêmes, une ville très agréable à vivre.

Quelle autre influence l’Institut d’architecture, aujourd’hui disparu, a-t-il eue sur l’aménagement du territoire de Genève?

Je regrette beaucoup sa disparition mais nous bénéficions heureusement pour quelque temps encore des développements réalisés par cette institution, notamment en ce qui concerne la recherche sur le paysage, qui était de niveau mondial. Genève se signale en effet par ses opérations de renaturation très réussies, comme celle de la Seymaz, ou par des projets comme l’agrandissement de la plage des Eaux-Vives. Ces réalisations sont très suivies, notamment par la Suisse alémanique, qui n’a pas l’habitude de prendre spontanément Genève comme exemple.

En tant qu’architecte cantonal, vous allez être mêlé, entre autres, au projet Praille-Acacias-Vernets (PAV) qui définira en grande partie le visage de la ville de demain. Quel sera votre rôle?

Il existe déjà une excellente directrice du PAV, Pascale Lorenz, dont l’équipe très compétente suit le projet depuis longtemps. J’occuperai donc une fonction plutôt transversale. L’architecte cantonal, qui faisait défaut à Genève depuis quinze ans, doit avant tout répondre à des besoins aigus de coordination, de négociation et de communication en matière d’aménagement du territoire et d’architecture. Mon rôle sera donc de créer le lien entre tous les acteurs d’un projet.

Le PAV peut-il encore capoter?

Je précise que le PAV, même s’il est sans doute le plus important, n’est pas le seul projet en cours, car il existe 16 autres projets stratégiques. Cela dit, il faudrait à mon sens une catastrophe économique majeure pour qu’il soit mis de côté. Car je ne crois pas à une opposition qui émergerait soudain. Je suis convaincu que la population a compris que le PAV est une ressource collective. Nous sommes actuellement dans une phase de négociation où tous les acteurs essaient d’obtenir le maximum. C’est normal. Mais les gens ne sont pas fous. Ils savent bien qu’il faut du logement à Genève. Ce que le PAV est censé fournir, parmi beaucoup d’autres choses.

Quelle est l’importance de l’esthétique dans l’élaboration du projet?

L’attractivité du quartier ne viendra pas d’abord de son apparence, mais de son hospitalité et de la mixité des activités qu’il hébergera. En attendant de choisir la couleur des rideaux, il nous faut le plan directeur d’ensemble. Celui-ci doit être rendu public en 2012. Il décidera de l’organisation des diverses circulations, des proportions d’espaces verts, des bâtiments publics et privés, des cours d’eau, etc.

Les cours d’eau?

L’Aire et la Drize circulent actuellement sous le quartier de la Praille. Ces deux cours d’eau sont sujets à des crues centennales qui peuvent faire très mal. Il est actuellement question de les ramener en surface, ce qui pourra, bien entendu, contribuer à augmenter la qualité paysagère de l’ensemble. Cela dit, il existe déjà beaucoup d’endroits magnifiques dans le périmètre, mais ils sont pour l’instant peu accessibles aux piétons dans cette zone dédiée en priorité à la circulation automobile. Le projet du PAV devrait permettre de modifier tout cela.

Propos recueillis par Anton Vos