Campus n°87

L'invité/Bernard Teyssié

Droit du travail: du syndicat au comité d’entreprise

Bernard Teyssié, professeur spécialisé en droit du travail à l’Université de Paris II, a reçu le titre de docteur honoris causa de l’Université de Genève lors du Dies academicus du 5 juin dernier. Rencontre

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Campus: Quels changements a subis le droit du travail ces dernières décennies?

Bernard Teyssié: On constate tout d’abord une évolution de l’esprit même du droit du travail. Il a été historiquement conçu, à la fin du XIXe siècle, comme un instrument de protection des salariés. Au fil du temps, et notamment au cours des dernières décennies, il est également devenu un instrument de participation des salariés à la vie de l’entreprise; qu’il s’agisse de la participation aux résultats de l’entreprise, au travers des mécanismes d’intéressement aux bénéfices; de la participation à son capital, par le canal de distributions d’actions gratuites qui transforment les salariés en actionnaires; parfois aussi de la participation à sa gestion, grâce à des instances de représentation du personnel, comme le comité d’entreprise. On observe également un changement de perspective. Le droit du travail commence en effet à être conçu comme un outil d’organisation sociale visant à concilier au mieux la protection des salariés, leur participation à l’entreprise, et les résultats économiques qui assurent la compétitivité de cette dernière. Ces changements importants sont engagés depuis au moins vingt ans, mais ils ont tendance à s’accélérer au fil des ans.

Ces systèmes de participations aux affaires de l’entreprise ne brouillent-ils pas les frontières entre employeur et employé?

Cette distinction a en effet perdu de sa signification, pas vraiment dans les petites et moyennes entreprises, où l’employeur demeure propriétaire de l’outil de production et où les salariés apportent leur force de travail, mais davantage dans la grande entreprise. Dans ce dernier cas, le PDG est souvent un salarié, un cadre supérieur, qui ne possède qu’une part très modeste du capital, parfois le nombre minimum d’actions requis pour siéger au conseil d’administration. Une telle situation le rend d’ailleurs révocable très facilement en cas d’échec…

Avec un parachute doré tout de même…

Certes, mais son poste peut aussi être très précaire. Un autre facteur de brouillage des frontières tient à l’accueil dans les conseils d’administration de salariés élus par leurs pairs, c’est-à-dire par la communauté des salariés de l’entreprise. Ainsi, en France, à côté des représentants du capital, peuvent siéger des salariés qui doivent abandonner tout autre mandat de représentation du personnel (délégué syndical, par exemple), pour éviter les conflits d’intérêts. Autre élément de confusion: la présence de cadres supérieurs qui occupent une situation intermédiaire entre le chef d’entreprise et le salarié. Leur subordination par rapport à l’entreprise est limitée, leur temps de travail n’est pas réellement soumis à un contrôle; on parle parfois à leur propos de quasi-salariat. Juridiquement, ce sont des salariés, mais ils exercent des compétences, notamment par le jeu de délégations de pouvoir, qui appartiennent à l’employeur.

La situation en Suisse est-elle similaire?

Que ce soit en France, en Suisse en Allemagne ou aux Pays-Bas, les évolutions observées sont très similaires.

Sont-elles favorables aux simples salariés?

La situation des salariés s’est incontestablement améliorée depuis trente ou quarante ans. Cette amélioration peut être observée sur le plan financier, surtout dans les entreprises prospères dans lesquelles sont appliqués des mécanismes d’intéressement au résultat ou au capital. Le propos se vérifie également en ce qui concerne les normes de sécurité et les conditions de travail. Dans ce domaine, l’impulsion venue de la Commission européenne a été forte et les progrès sont considérables. C’est dans le champ de la sécurité des salariés dans l’entreprise qu’a été adopté le plus grand nombre de directives.

Le travailleur suisse aurait-il intérêt à entrer dans l’Union européenne?

Les conditions de travail du travailleur suisse ne seraient pas sensiblement modifiées si son pays entrait dans l’Union européenne. La raison en est simple: le législateur suisse a transposé dans le droit helvétique, bien qu’il n’y soit pas tenu, un certain nombre de directives européennes, notamment en matière sociale. Résultat: la Suisse est déjà, sur de nombreux points, en conformité avec les normes sociales européennes.

Il est actuellement beaucoup question d’un traité constitutionnel simplifié pour remplacer celui que le peuple français a rejeté, il y a deux ans, lors d’un référendum. Que changerait ce nouveau texte du point de vue du droit du travail s’il était accepté?

Dans l’immédiat rien, mais à terme certainement beaucoup de choses. Le texte en lui-même ne concernera sans doute que la mécanique décisionnelle dans l’Union européenne et ne touchera pas au droit du travail. Cependant, en raison des règles actuellement en vigueur de l’unanimité et de la majorité qualifiée, l’Union européenne est largement paralysée: il n’est guère possible, avec 27 Etats membres, d’adopter des textes importants dans quelque domaine que ce soit. Le traité simplifié aurait l’avantage de permettre à la mécanique de l’Union européenne de redémarrer et de produire de nouveaux règlements et directives, notamment dans le domaine du droit du travail.

Que pensez-vous des craintes suscitées en France par la directive Bolkestein, destinée à libéraliser le marché européen des services?

La crainte de voir arriver des travailleurs des pays de l’Est venant prendre le travail du plombier français, de l’électricien allemand ou du maçon belge était sans doute excessive. Au demeurant, la directive telle qu’elle a été finalement adoptée est très édulcorée. Elle ne comporte pratiquement plus aucun élément intéressant du point de vue du droit du travail.

Les travailleurs français ont-ils compris l’intérêt d’une Europe débloquée?

Lors des dernières élections présidentielles françaises, une très forte majorité a voté pour un candidat qui a clairement annoncé sa volonté de débloquer la mécanique européenne. Il a également affirmé être un chaud partisan du libéralisme économique tout en estimant que l’Etat doit savoir intervenir et poser des garde-fous lorsque cela s’avère nécessaire. L’élection présidentielle nous a offert un sondage grandeur nature à l’issue duquel 53% des français, avec 85% de participation, ont affirmé être d’accord avec ce programme.

Le référendum sur le traité constitutionnel était également un sondage en temps réel. Mais le résultat sur la même question a été différent…

Oui, mais deux ans ont passé. Et en deux ans, le regard des Français a évolué.

Propos recueillis par Anton Vos