Campus n°117

«Il n'y a pas de culture sans peuple, ni de société sans culture»

Irina Bokova dirige l’unesco depuis 2009. Elle était de passage à l’Université pour une conférence donnée dans le cadre du cycle proposé par le professeur Marc-André Renold, titulaire de la chaire UNESCO en droit international de la protection des biens culturels et la Fondation Arditi

Liberté. Le mot a beau être galvaudé, dans sa bouche, il résonne un peu plus fort que les autres. Peut-être parce qu’Irina Bokova a grandi sous le règne du parti unique avant de compter parmi les acteurs clé de la transition démocratique bulgare. Sans doute aussi parce que la tolérance et le respect de l’autre sont au centre de la plupart des choix qu’elle a opérés depuis son élection à la tête de l’Unesco en 2009. C’est vrai de la manière dont elle a géré la crise consécutive à l’entrée de la Palestine au sein de l’organisation onusienne. Et c’est également le cas lorsqu’il s’agit de promouvoir l’éducation ou de protéger le patrimoine culturel.

Entretien

Depuis la destruction des Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan par les Talibans en 2001, les attaques contre le patrimoine semblent être devenues la règle lors des conflits armés. Partagez-vous cette analyse?

C’est effectivement une caractéristique des conflits du XXIe siècle. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant qu’il ne s’agit pas de dégâts collatéraux mais de destructions délibérées. Outre le cas des Bouddhas de Bâmiyân, qui reste sans doute le plus connu, les exemples de ce type d’actes sont malheureusement légion. En Irak, on se souvient de la mise à sac du Musée archéologique de Bagdad durant la guerre du Golfe. Au Mali, des attaques ont été menées contre des mausolées et des mosquées abritant des manuscrits qui comptaient parmi les plus importants de la civilisation islamique. Le cas de certains groupes culturels dont les instruments et les costumes ont été pillés ou détruits a également été rapporté. En Syrie, les médias ont abondamment relayé la destruction de sites comme le souk historique d’Alep ou la mosquée des Omeyyades. Et la liste est loin de sârrêter là.

Comment expliquez-vous cette évolution?

C’est sans doute lié à la mondialisation. En donnant l’impression que la pensée devient de plus en plus uniforme et que les frontières sont de moins en moins étanches, ce phénomène crée un sentiment de vulnérabilité chez de nombreux individus. Cette peur débouche sur une forme de repli identitaire qui a souvent été instrumentalisé par des extrémistes de tous bords pour conduire au rejet de l’autre. Face à ce mouvement, qui est loin d’épargner l’Europe, l’Unesco a, à mon sens, un rôle capital à jouer: celui de restaurer la confiance, de combler cette sensation de perte. Je suis en effet convaincue que la tolérance commence par la confiance en soi.

Face au coût humain d’un conflit comme celui qui sévit actuellement en Syrie, la protection du patrimoine n’est-elle pas d’importance secondaire?

Il ne s’agit aucunement de minimiser les souffrances endurées par les populations, mais notre point de vue est qu’il n’y a pas à choisir entre la protection des vies humaines et l’éducation des enfants qui sont l’avenir du pays. De même qu’il n’y a pas à choisir entre la protection des vies humaines et la sauvegarde du patrimoine qui porte l’histoire d’un peuple. L’un ne va pas sans l’autre car il n’y a pas de culture sans peuple, ni de société sans culture. En attaquant le patrimoine d’une communauté, on fait bien plus que de détruire des vieilles pierres, on s’efforce d’annihiler ce qui constitue son identité. A l’inverse, en sauvegardant les traces de cette richesse culturelle, en créant une conscience globale de son importance, on apporte une forme de réponse, qui me paraît aujourd’hui essentielle, à l’extrémisme.

Enjeu en temps de guerre, le patrimoine peut aussi, selon vous, être un puissant facteur de paix. De quelle manière?

C’est effectivement un élément essentiel pour favoriser la résilience et la réconciliation. La reconstruction du centre historique de Varsovie est à cet égard exemplaire. Le quartier de Stare Miasto, édifié au XIIIe siècle, a en effet été entièrement détruit lors du soulèvement de la ville en août 1944. Il s’agissait pour les nazis de réduire la capitale en ruines afin d’anéantir la tradition séculaire de l’État polonais. Or, Stare Miasto a été reconstruit à l’identique dès la fin 1945 grâce à la mobilisation de l’ensemble de la nation polonaise. Ce geste, qui a permis une reconstitution à une échelle unique dans l’histoire mondiale, incarne non seulement l’aptitude de la nation polonaise à surmonter les pires épreuves mais également la volonté d’assurer la survie de l’un des témoignages les plus importants de sa culture. Varsovie est en effet la ville où fut adoptée, le 3 mai 1791, la première constitution européenne démocratique, ce qui en fait évidemment un symbole de tolérance d’une très grande force.

Cet exemple n’est-il pas lié aux circonstances très spécifiques de la Deuxième Guerre mondiale?

Non, la même analyse peut être faite pour le pont de la vielle ville de Mostar. Détruit durant les conflits en ex-Yougoslavie, il a été restauré sous l’égide d’un comité scientifique international mis en place par l’Unesco. Ce pont a toujours été le symbole de la coexistence de diverses communautés culturelles, ethniques et religieuses. Nous ne pouvions donc pas accepter sa disparition. Plus près de nous, de belles choses ont aussi été accomplies au Mali, par exemple.

Pouvez-vous précisez?

Au cours de leur visite dans ce pays, nos experts ont constaté que les habitants avaient mené à bien les travaux de consolidation du Tombeau des Askia, un site archéologique inscrit au patrimoine mondial situé dans la région de Gao, à leurs propres frais afin d’éviter que ce monument en terre du XVe siècle ne subisse d’autres dommages. Des jeunes habitants de la ville ont aussi pris le risque de défendre le site pendant l’occupation, empêchant les extrémistes de commettre des dégâts analogues à ceux infligés aux sites de Tombouctou. Dans cette ville, ce sont également les habitants eux-mêmes qui ont lancé les travaux de reconstruction des mausolées témoignant de l’âge d’or de la cité et dont l’entretien, traditionnellement assuré par la population locale, avait été délibérément interrompu par les insurgés.

De quels moyens d’actions concrets dispose l’Unesco pour intervenir dans des situations de crise?

L’Unesco agit à plusieurs niveaux. Tout d’abord, nous cherchons à alerter et à convaincre les décideurs afin que leurs choix politiques et militaires tiennent compte de la question du patrimoine. A cet égard, le fait que la protection du patrimoine ait d’emblée figuré parmi les responsabilités de la force de sécurité des Nations unies au Mali, constitue une réussite considérable à nos yeux. Il est également très positif que la seule résolution adoptée pour l’instant par l’ONU sur la Syrie, qui date du 22 février 2014, contienne deux paragraphes qui proclament la nécessité de protéger le patrimoine. Il existe par ailleurs un certain nombre d’instruments juridiques internationaux – tels que les conventions sur les biens culturels de 1954, sur le trafic illicite des biens culturels de 1970, sur le patrimoine mondial de 1972 – qui permettent de lutter contre le pillage et le marché noir généré par chaque conflit. Enfin, nous travaillons avec un certain nombre de partenaires comme Interpol, l’Organisation internationale des douanes, le Conseil international des musées.

Cela permet notamment d’établir des listes rouges, à l’image du document présenté en septembre dernier au Metropolitan Museum de New York afin d’attirer l’attention du marché de l’art sur le pillage généralisé des sites du patrimoine culturel syrien signalé par de nombreuses sources depuis l’éclatement du conflit.

Êtes-vous également présents sur le terrain?

Oui. Au Mali, nous avons distribué à tous les militaires un petit document qui liste et décrit les principaux bien culturels à préserver. Cela permet bien sûr de protéger plus efficacement les sites d’importance, mais aussi d’entraver très efficacement le trafic illicite de biens culturels. L’Unesco a également organisé des formations à destination des professionnels du patrimoine syriens et de la région en vue de protéger les biens culturels et les collections de la destruction, du pillage et du trafic illégal.

Suite à l’entrée de la Palestine en tant que membre à part entière de l’Unesco, les Etats-Unis ont suspendu leur contribution. Comment avez-vous géré cette réduction de plus de 20% de votre budget?

C’est sans doute la plus grave crise jamais traversée par notre institution. Mais aujourd’hui le plus dur semble être derrière nous. Cela a nécessité d’importants sacrifices, qui ont conduits à des suppressions de postes, à des coupures de programmes, à une réduction drastique des dépenses administratives ainsi qu’à une révision des priorités. Cet immense travail n’est pas terminé mais il aura permis de réorganiser l’organisation de fond en comble sans lui faire perdre ni sa visibilité ni son leadership de ses principaux domaines de compétences.

Quelles sont aujourd’hui les relations entre l’Unesco et les Etats-Unis?

L’Unesco est universelle et doit le rester. La suspension du paiement des Etats-Unis a privé cet Etat du droit de vote à la Conférence générale. Cependant, les Etats-Unis sont toujours membres de notre organisation. Ils participent activement au Conseil exécutif et continuent à nous soutenir politiquement et moralement. J’ai donc toutes les raisons d’espérer que cette question se résolve rapidement.

Propos recueillis par Vincent Monnet