Campus n°156

Timothée Parrique: «Il faut agir sur tout en même temps»

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Il n’est pas nécessaire de produire plus pour atténuer le changement climatique, éradiquer la pauvreté ou financer les services publics, estime Thimotée Parrique. L’économiste français était de passage à Genève pour expliquer à quoi pourrait ressembler un monde «post-croissance».

Sa thèse de doctorat a été téléchargée près de 50 000 fois – au point que les gestionnaires de la plate-forme de publication qui l’héberge ont un temps soupçonné un bug – et l’ouvrage qui l’a fait connaître au grand public, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil, 2022) s’est écoulé à plus de 30 000 exemplaires. Maniant volontiers l’humour et les formules chocs sans pour autant sacrifier la rigueur scientifique, Timothée Parrique, chercheur à l’École d’économie et de management de l’Université de Lund en Suède, est également omniprésent sur les réseaux sociaux, où une communauté de près de 100 000 abonné-es suit avec assiduité ses interviews, podcasts et autres stand-up, ce qui lui vaut d’être considéré comme la nouvelle star des penseurs francophones de la transition énergétique. Son objectif: déconstruire ce qu’il estime être l’un des plus grands mythes contemporains, à savoir la poursuite de la croissance, dans laquelle cet adepte de la sieste voit à la fois un frein au progrès social et un accélérateur de l’effondrement écologique. Entretien à l’occasion de la conférence qu’il a donnée à Genève à l’initiative du Service Agenda-21, Ville durable et de l’UNIGE dans le cadre de la Semaine du climat.

Campus: Qu’y a-t-il de mal dans l’idée d’une croissance économique que tous les décideurs politiques appellent de leurs vœux et promettent à leurs électeurs et électrices, mandat après mandat?

Timothée Parrique: Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Et quand certains montrent le développement, les économistes traditionnels ne regardent que le produit intérieur brut (PIB). Il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Le PIB est un indicateur d’agitation monétaire qui ne fait pas la différence entre le désirable et le néfaste, tout en ignorant une grande partie des déterminants sociaux et écologiques de la prospérité. On peut très bien juxtaposer croissance économique, récession sociale (chômage, pauvreté, inégalités, burn-out, mal-être, insécurité...) et crise écologique (réchauffement climatique, perte de biodiversité, artificialisation des sols, acidification des océans...). De la même manière, on peut très bien concilier une contraction de l’activité marchande et une augmentation de la santé sociale et de la soutenabilité écologique. Moins de voitures dans les rues et plus de mobilité active, moins de publicité pour la malbouffe et une moindre consommation de viande, tout cela ferait baisser le PIB mais améliorerait notre santé et celle des écosystèmes. Il faudra donc réformer le PIB et les autres indicateurs de performance économique. Mais, en réalité, sur cette question des indicateurs, tout le monde est à peu près d’accord, et cela, depuis longtemps. C’est d’ailleurs l’une des mesures «salle d’attente» préférées des décideurs lorsque l’on discute transition écologique. Il est facile de dire «réformons le PIB», mais en attendant, rien ne se passe dans l’économie réelle.

Face aux enjeux climatiques, la plupart des gouvernements ont choisi la voie d’une transition fondée sur une plus grande sobriété énergétique et l’idée d’une  «croissance verte» appuyée notamment sur des innovations technologiques. Or, ces deux chemins sont des impasses, selon vous. Pourquoi?

Croissance verte, croissance circulaire, croissance régénérative... Cinquante nuances de croissance, mais croissance toujours. On retrouve ici l’obsession pour l’accumulation que nous venons de critiquer: un modèle de développement boulimique dont l’objectif se réduit à simplement grossir. Le problème, c’est que cette démesure économique n’est pas écologiquement soutenable. Certains économistes célèbrent une croissance prétendument «verte» dans des pays riches mais cette analyse ne tient pas la route. Pour que la croissance économique soit réellement soutenable, nous devrions complètement dissocier la croissance de toutes les pressions environnementales à un rythme suffisamment rapide pour revenir à temps sous le seuil des limites planétaires. Cette croissance-là n’a jamais existé et je n’ai eu aucune preuve convaincante montrant qu’elle pourrait se matérialiser, encore moins dans les années qui viennent. Quant à la sobriété énergétique, c’est une partie de la solution, mais on n’a aucune chance d’y parvenir si l’on s’entête à produire et consommer plus. Essayer d’être sobre en énergie dans une économie en croissance, c’est comme essayer d’arrêter de boire tout en achetant toujours plus d’alcool. Et si on décidait plutôt de réduire la production et la consommation des biens et services les plus énergivores ?

L’attention des décideurs est aujourd’hui focalisée sur la réduction des émissions de CO2. Une approche «tout carbone» que vous considérez comme trop réductrice. Quels sont les autres indicateurs sur lesquels il faudrait porter notre attention?

La transition écologique, c’est un peu comme résoudre un Rubik’s Cube. Facile si on ne regarde qu’une seule couleur (les gaz à effet de serre), infiniment plus difficile si on les regarde toutes (l’usage des sols, l’érosion de la biodiversité, l’extraction des matériaux, les prélèvements en eaux, la pollution de l’air, etc.). L’important, c’est de maintenir les écosystèmes en bonne santé, ce qui nous impose une double limite en termes, d’une part, d’extraction de métaux, d’eau, d’animaux ou encore de biomasse et, d’autre part, de pollution des milieux marins, de l’atmosphère, des sols, de l’air, etc. Ne résoudre qu’un problème ne nous sortira pas d’affaire. Il faut agir sur tout en même temps. 

Vous voyez d’un mauvais œil le fait que les pays du Nord empruntent du budget carbone aux pays du Sud, pourquoi?

Ils ne l’empruntent pas, ils le volent. C’est doublement injuste car, non seulement ce sont les pays du Sud qui ont le plus besoin de l’énergie disponible pour éradiquer la pauvreté, mais ce sont aussi eux qui vont subir les conséquences des dégradations environnementales causées par des décennies de croissance économique au Nord. La moitié la plus pauvre de l’humanité (4 milliards de personnes) va hériter de 75% des coûts du changement climatique, alors qu’elle ne cause que 12% des émissions globales, soit 4 fois moins que l’empreinte carbone des 10% les plus riches (seulement 800 millions de personnes).

Votre cheval de bataille est la décroissance. Quelle est votre définition de ce concept?

La décroissance est une théorie scientifique qui postule qu’une contraction des activités économiques serait plus efficace pour faire baisser les pressions environnementales que les stratégies existantes visant à verdir la croissance. Dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (synthèse de ma thèse de doctorat The political economy of degrowth), je la définis comme une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être.

Une des critiques fréquentes de la décroissance est qu’elle nous condamnerait à la pauvreté et qu’elle empêcherait les pays pauvres de se développer. Ces reproches sont-ils fondés?

La décroissance conduit à l’appauvrissement si et seulement si l’on considère que la croissance constitue la définition même de la richesse. Mais c’est faux. Le PIB ne mesure pas la richesse économique (ce n’est qu’un indicateur de flux qui donne un ordre de grandeur de la valeur ajoutée monétaire pendant une période donnée). Et il mesure encore moins les richesses sociales et écologiques qui sont complètement ignorées dans sa méthode de calcul. On peut très bien réduire le revenu national total tout en le redistribuant plus équitablement, une stratégie qui serait plus rapide et plus efficace pour réduire les inégalités que la croissance actuelle qui enrichit essentiellement les plus aisés.

Comment mettre en œuvre la décroissance?

Il n’y a pas de recette magique. La littérature scientifique sur la décroissance a déjà identifié plusieurs centaines d’instruments. Des initiatives comme la Convention citoyenne pour le climat ou des études comme Transition(s) 2050 de l’Ademe (l’Agence française pour la transition écologique) ainsi que le Plan de transformation de l’économie française du Shift Project ont démontré qu’il existait de nombreuses stratégies pour réaliser la transition. N’attendons pas un mode d’emploi façon meuble Ikea, car il n’existera jamais. Ces transitions sont complexes et il va falloir expérimenter plusieurs options afin de trouver les solutions qui marchent vraiment.

Selon vous, il y a une grande marge de manœuvre pour réduire des productions et des consommations qui ne contribuent plus ou n’ont jamais contribué au bien-être. Dans quels domaines?

Selon une récente étude, entre 27% et 37% du PIB américain n’aurait eu aucun impact sur le bien-être, un «PIB gaspillé» en quelque sorte qui représente entre 3% et 5% des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle du globe. Difficile de savoir ce qu’il en est produit par produit et dans chaque pays, mais on peut se poser des questions sur l’utilité sociale de certains secteurs comme la publicité, certaines activités bancaires et financières et certaines catégories d’achats comme les grosses voitures 4x4, les jets privés, la viande rouge ou les voyages en avion sur courte distance. Il faut bien sûr aussi regarder qui profite de ces choses-là et commencer par réduire les empreintes de ceux qui sont dans les positions les plus confortables. Et cela, afin de laisser une marge de manœuvre pour que les plus démunis puissent avoir accès à davantage de choses.

Le but de la décroissance serait d’arriver à une société post-croissance. À quoi ressemblerait-elle?

L’objectif est en effet de parvenir à instaurer un système économique qui puisse prospérer sans croissance. La décroissance est une transition temporaire, l’équivalent d’un régime pour une économie, alors que la post-croissance est un mode d’organisation qui vise à maintenir une économie à une taille écologique soutenable. On parle aussi d’une économie stationnaire, c’est-à-dire une économie où l’usage des ressources naturelles reste stable sur le long terme. C’est un peu comme notre propre métabolisme. Nous sommes en croissance pendant l’enfance et l’adolescence, avant d’entrer dans une phase stationnaire en termes de taille et de poids. Cela ne veut pas dire que le développement cesse mais qu’il change de nature: de quantitatif (des kilos et des centimètres), il devient qualitatif (des amis, des connaissances, des expériences...). Pour l’économie, c’est pareil. Dans les pays riches, nous avons besoin d’adapter notre logiciel économique pour passer d’une économie centrée sur la quantité (la croissance) à une économie centrée sur la qualité (la post-croissance).

Vous préconisez d’éliminer le capitalisme et donc tout ce qui va avec (propriété privée, profits privés, actionnariat, crédits bancaires…). Comment y parvenir?

Le capitalisme est un système dans lequel la production est organisée de manière spécifique afin de maximiser la plus-value monétaire (la fameuse accumulation du capital) sur la base de la propriété privée des moyens de production, de l’entrepreneuriat à but lucratif, de l’économie de marché et du salariat. C’est donc un système qui ne peut pas décroître sans entrer en crise. Si l’on veut sortir de la croissance, il faudra donc nécessairement sortir du capitalisme et donc réduire l’importance sociale des institutions qui le composent. La décroissance n’est pas l’économie d’aujourd’hui en slow motion ou en miniature, c’est un chemin de transition vers une économie post-capitaliste où ces pratiques deviendront marginales dans l’organisation économique.

Peut-on continuer à innover et prospérer dans un monde sans croissance? Quelle serait la motivation des entrepreneurs s’il n’y avait plus de profits, par exemple?

La théorie de la relativité, la sécurité sociale, la Charte internationale des droits de l’homme, la Symphonie n° 9 de Beethoven: la liste des choses que nous inventons pour d’autres raisons que la lucrativité est longue, sûrement plus longue que la liste de celles que nous faisons pour de l’argent. L’être humain est vraisemblablement animé d’une soif infinie d’ordre existentiel, un élan de transcendance qui le pousse à certains exploits. Vouloir améliorer son sort est un désir sain, mais produire plus n’est pas toujours le meilleur moyen d’atteindre cette finalité, surtout dans des pays en surchauffe écologique où la croissance est décorrélée du bien-être. La recherche du progrès et du mieux-vivre n’est pas réductible à des courbes de croissance exponentielle, et surtout pas à des courbes de revenus.


Propos recueillis par Vincent Monnet et Anton Vos