Questions vives FA

Vous vous en souvenez peut-être… Les dimensions sociales et matérielles de l’apprentissage à l’Université

Par Nathalie Muller Mirza, équipe I-ACT, RIFT

Juin 2022

Prélude
  • Vous vous en souvenez encore ?
  • De quoi ?
  • C’était comment avant ?
  • Ben comme maintenant, non ?
  • Et pendant ?
  • C’était bien de pouvoir rester en pyjama devant son écran.

 

Il y a celles et ceux qui ne veulent plus en parler, d’autres qui regrettent le temps où l’on pouvait entendre le chant des oiseaux et rêver d’un autre monde, d’autres encore pour qui certaines pratiques sont devenues si inscrites dans le quotidien qu’ils et elles ne savent déjà plus qu’avant ce n’était pas tout à fait comme aujourd’hui. Le domaine de la formation et de l’éducation, en lien notamment avec l’usage des outils numériques, a été remodelé en partie par la pandémie ; des changements profonds sont en en train d’advenir. Le bulletin RIFT s’en était déjà fait l’écho, en indiquant tant les inquiétudes que les possibles développementaux.

A l’orée d’une nouvelle vie de notre Bulletin, une vie électronique, le rappel de cette période marquée par l’usage intensif des technologies informatiques a semblé au Bureau du RIFT un clin d’œil judicieux. D’autant plus que notre propos est ici (de manière paradoxale ?) d’appuyer le rôle central de l’environnement relationnel et matériel pour la formation.

L’environnement socio-matériel pour apprendre

Dans ce bref article, je propose de revenir sur une étude réalisée avec quelques étudiant.es au moment où l’université avait fermé ses portes et où chacun.e, étudiant.es comme enseignant.es, s’étaient retrouvé.es devant un écran, à concevoir des pratiques inédites, dans un environnement bouleversé[1]. Mon intention est transparente. Reprendre et analyser des textes que les étudiant.es ont été invité.es à rédiger durant six jours, dans un « journal de bord du confinement », permet à mes yeux de rappeler combien apprendre – « même » lorsque les objets d’enseignement sont d’ordres conceptuel et théorique – représente une activité cognitive certes, mais aussi et surtout « socio-matérielle », constitutive de la pensée (Cattaruzza, Ligorio, & Iannaccone, 2019). Couper les personnes de cet environnement peut entraver les processus biographiques, relationnels, affectifs qui concourent à l’apprentissage.

Deux courants de recherche soutiennent cette réflexion. D’une part, les travaux en psychologie socioculturelle, qui considèrent que penser c’est « faire usage du monde », un monde d’objets matériels, d’outils, de systèmes sémiotiques qui permettent aux personnes de donner sens à leur environnement, et, à travers cet usage, de se développer (Bruner, 2015 ; Muller Mirza & Perret-Clermont, 2008). Dans cette perspective, l’apprentissage ne se limite pas à l’internalisation de connaissances réalisée par des individus isolés, mais s’inscrit dans des relations à autrui et à un environnement construit culturellement. D’autre part, on se réfère également aux approches interactionnelles en sociologie qui ont montré dans différents contextes que l’apprentissage relève d’une transformation identitaire. La notion de participation et de construction d’une appartenance à une « communauté de pratiques » est ici importante. Les recherches d’Alain Coulon (2005) en contexte universitaire apportent à ce titre des contributions intéressantes. Il avait montré que, pour « réussir » à l’Université, il était nécessaire d’apprendre les codes de cette culture étrange, et de devenir un véritable expert des implicites de la communauté. On devient donc étudiant. Et cette nouvelle appartenance s’accomplit en mobilisant des stratégies, qui relèvent souvent des relations aux pairs, à certaines personnes ressources et à des espaces du quotidien comme les cafétérias et les bibliothèques.

« Comme un jour sans fin »

Comment le confinement et l’arrêt des cours universitaires ont-ils été vécus par des étudiant.es de Bachelor, déjà familiarisé.es avec le monde des études mais encore novices dans cet environnement ?  Dans le cadre d’un enseignement sur les « approches narratives » en formation, il est apparu évident qu’il était important non seulement de documenter cette expérience inédite en tenant compte de la perspective des personnes, mais également de tenter de créer du lien entre elles, et d’imaginer des ressources pour lui donner un sens, collectivement.

Nous avons donc proposé aux participantes (une quinzaine) de consigner leur expérience dans un journal de bord. A partir de cette rédaction individuelle, nous avons écrit, collectivement cette fois, une « lettre », selon une modalité inspirée par les approches narratives collectives (Denborough, 2013). Cette « lettre aux étudiantes et étudiants qui, comme nous, font face au confinement » était composée d’éléments provenant des expériences singulières mises en mots, organisés autour des difficultés rencontrées et des ressources mobilisées. Cette lettre, co-écrite par 14 personnes, a été publiée dans le E-Journal de l’Université de Genève. Celle-ci a également été envoyée à des étudiantes de l’Université de Neuchâtel. En collaboration avec le prof. Antonio Iannaccone, elles nous ont répondu par une autre lettre.

Une première observation se manifeste rapidement à la lecture des journaux : l’univers sémantique du stress, de l’inquiétude et de la démotivation pour les études apparaît de manière massive. Ce sentiment est associé à celui de perte et de rupture qui semble symboliser l’expérience vécue. Les étudiantes expriment le fait qu’elles ont perdu leurs repères, en lien avec l’environnement universitaire mais aussi personnel de leur vie quotidienne, d’autant plus que certaines doivent à ce moment soit assumer la solitude, soit au contraire la cohabitation non choisie avec d’autres membres de la famille. Dans cette situation, marquée par l’inédit et l’incertitude, l’expérience d’apprentissage dans toutes ses dimensions (spatiales, temporelles, matérielles, sociales, affectives) semble avoir été bouleversée. Et ni les enseignements transposés sur zoom ni la multitude des messages électroniques reçus des instances universitaires n’ont pu tout à fait atténuer ce sentiment. Bien au contraire. Le fait que l’ensemble des activités du quotidien se matérialisait autour d’un seul et unique écran a rendu l’expérience plus difficile encore aux yeux des étudiantes.

Tout se passe alors comme s’il avait été nécessaire pour elles de reconstruire du temps et des espaces distingués. Elles évoquent à ce sujet des pratiques originales qui visaient à reconfigurer une structure et réinventer une continuité de l’expérience. Dans cette perspective, certains logiciels de tableurs ont été utilisés pour organiser le temps de travail destiné aux études. Des rencontres sur zoom ont été réalisées pour avancer dans les cours et s’entraider. D’autres pratiques, la gymnastique, la méditation ou le yoga, ont elles aussi été investies. Les espaces se trouvent alors à nouveau distingués, le temps est restructuré, même symboliquement, les corps reprennent leur place, de nouveaux rapports aux objets sont inventés. L’écriture du journal de bord semble à cet égard aussi jouer un rôle important et concourir à une élaboration de l’expérience. Certains passages en effet expriment de manière explicite le fait que l’écriture « a fait du bien », du fait notamment d’avoir pu poser les événements par écrit et les avoir évalués comme à distance. Et l’écriture collective a permis l’expression d’émotions longtemps contenues et une nouvelle conception, sous un angle cette fois partagé, d’une expérience vécue de manière si intensément personnelle.

 

Prendre soin des liens

Quelles leçons tirer de ces observations ? Celles-ci nous renseignent, comme en creux, sur l’activité de formation. Le désarroi des étudiant.es en cette période nous rappelle combien l’apprentissage implique la relation entre un individu avec et dans un environnement. Les autres mais aussi la matérialité y jouent un rôle central, parfois de manière insoupçonnée. Elles témoignent également de la créativité dont les personnes sont porteuses, qui permet d’ajuster, modeler, réinventer cet environnement et son propre rapport au monde dans un pouvoir d’agir renouvelé. Il semblerait aussi que ce moment de rupture a été propice à des apprentissages, sur soi et sa capacité à faire face, sur l’usage de nouveaux outils et sur le rapport au temps. Mais à certaines conditions… Le fil est ténu, et l’on sait que beaucoup d’étudiant.es n’ont pu trouver les relais pour retrouver une place pour soi dans ce contexte.

En ces temps marqués par une orientation toujours plus forte vers des pratiques de formation impersonnelles et médiatisées par l’usage unique des technologies, il est nécessaire de rappeler l’importance des interactions entre les acteurs et actrices de la formation, et de penser les conditions institutionnelles mais aussi matérielles de l’apprentissage. Ingrédients nécessaires à la construction de sens.

Quelques références

Bruner, J. (2015). Car la culture donne forme à l’esprit. Retz

Cattaruzza, E., Ligorio, M. B., and Iannaccone, A. (2019). Sociomateriality as a partner in the polyphony of students positioning. Learn. Cult. Soc. Interact. 22. doi: 10.1016/j.lcsi.2019.100332  

Charmillot, M. & Crousaz, F. (2021). L’expérience doctorale en temps de crise sanitaire : épreuve, tensions, opportunités, Actuels, 11, 53-68 (https://www.cairn.info/revue-le-sujet-dans-la-cite-2021-1.htm)

Coulon, A.  (2005) Le métier d'étudiant. L'entrée dans la vie universitaire. Paris : Economica (3ème édition) (https://www.scielo.br/j/ep/a/Y8zKhQs4W7NYgbCtzYRP4Tb/?lang=fr&format=pdf)

Denborough, D. (2013). L’approche narrative collective (trad. française). Editions de la Fabrique narrative (https://dulwichcentre.com.au/)

Muller Mirza, N. & Perret-Clermont, A.-N. (2008). Dynamiques interactives, apprentissages et médiations : analyses de constructions de sens autour d’un outil pour argumenter, In L. Filliettaz & M.-L. Schubauer-Leoni, Processus interactionnels et situations éducatives (pp. 231–253). de Boeck.

 

 


[1] Ce texte reprend certains éléments d’un article rédigé en collaboration avec A. Iannaccone, qui sera publié dans l’ouvrage Apports empiriques et théoriques de la perspective socio-matérielle (sous la dir. de Iannaccone, Cattaruzza & Schwab) aux éditions Alphil.

15 juin 2022

Questions vives FA