11 septembre 2020 - Jacques Erard

 

Analyse

Française, latine ou scandinave, les recettes du bonheur analysées par la sociologie

Dans son dernier livre, le sociologue Gaël Brulé, chercheur au Centre interfacultaire de gérontologie et d’étude des vulnérabilités, se livre à un examen du bonheur sous le prisme des caractéristiques culturelles françaises. Entretien

 

 

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Les Français, ces hédonistes épris d’idéaux, en proie à la défiance et au sarcasme, à l’instar de Jean-Pierre Bacri dans le film d'Éric Toledano et Olivier Nakache "Le sens de la fête" (2017).


L’argent fait-il le bonheur? Quel sont les facteurs conduisant à une vie heureuse? Peut-on mesurer objectivement le bien-être? Ces questions ont longtemps échappé à un examen scientifique. Seuls les philosophes ou les poètes pouvaient légitimement aborder une notion aussi subjective et difficile à saisir que le bonheur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis quelques décennies, il possède ses revues scientifiques attitrées, à l'image de Sciences & bonheur. Il fait l’objet d’un indice de développement économique: le bonheur national brut promulgué par le Bhoutan en 2008. Dans une veine similaire, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) propose un «indicateur du vivre mieux» fondé en partie sur des mesures subjectives de bien-être. Enfin, le bonheur capte l’attention d’un nombre croissant de chercheurs et chercheuses, psychologues, géographes ou sociologues. Parmi eux, Gaël Brulé, chercheur au Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités, qui a publié plusieurs articles et ouvrages sur la question. Dans son dernier livre, Petites Mythologies du bonheur français, il analyse comment certains traits culturels peuvent entraver ou au contraire favoriser le bonheur individuel. À partir de quelques caractéristiques très marquées en France et des résultats d’enquêtes internationales, il dessine «un bonheur hédoniste, libertaire, utopique qui s’appuie volontiers sur les ‘petits instants’, le familier, le confort, l’authenticité, et qui est en permanence mis en péril par la verticalité, la peur du risque, l’ego, le manque d’empirisme et la confrontation.»

 

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LeJournal: Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la thématique du bonheur?
Gaël Brulé: Le choix d’un champ d’études part souvent d’une envie ou d’un besoin personnel. Pour ma part, c’était très clair. J’ai été ingénieur avant mon doctorat en sociologie et j’ai vécu une période pas très heureuse lors de mon entrée dans le monde du travail. J’ai occupé des postes dans deux entreprises, en France et aux Pays-Bas, avant de retrouver le monde académique. J’ai ressenti à chaque fois des obstacles au développement de mon bonheur. Le fait de se voir imposer une identité par son environnement de travail est le lot de tout le monde et j’ai d’abord songé que le problème était chez moi. Puis, j’ai aussi repéré des blocages au niveau organisationnel de l’entreprise. Étant ingénieur, porté sur l’analyse, il m’a semblé qu’il devait s’agir d’un problème à résoudre comme les autres, et je me suis intéressé aux théories existantes, à la façon de mesurer le bonheur, etc.

Chaque personne a peut-être sa propre définition du bonheur. Sur quoi travaillez-vous plus exactement?
Il y a autant de façons de mesurer le bonheur qu’il en existe de définitions. Certaines mesures sont hédoniques. Elles font essentiellement appel au ressenti, à un sentiment de bien-être ponctuel: «Je suis heureux aujourd’hui.» D’autres sont plus eudémoniques et considèrent le bonheur dans une perspective temporelle beaucoup plus large. Dans nos travaux, une des questions que nous posons le plus est celle de la satisfaction à l’égard de sa vie. Ce type de mesures fait davantage appel à des notions réflexives et cognitives et permet d’identifier des environnements dans lesquels les personnes sont plus ou moins heureuses. Il nous arrive aussi de demander d’imaginer la pire vie possible et la meilleure. La personne doit alors situer sa propre existence sur cette échelle. Il s’agit d’une mesure encore plus cognitive que la satisfaction à l’égard de sa vie.

 

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 Gaël Brulé. Photo: DR

Est-ce qu’il existe des substrats physiologiques et biologiques au bonheur?
On peut en trouver. Si on le considère du point de vue hédoniste, on peut chercher du côté des hormones. Mais cette voie n’a pas encore été explorée de façon systématique.

Peut-on confondre le bonheur avec le bien-être?
Les Anglo-Saxons utilisent l’expression «subjective well-being» par opposition à un bien-être observable de l’extérieur. Le bien-être subjectif est, d’une certaine façon, une mesure anti-paternaliste signifiant que personne ne peut se prononcer sur le niveau de bonheur d’une autre personne à partir de critères purement externes. Lorsque des Européen-nes se rendent dans des pays d’Afrique ou d’Asie, elles et ils peuvent avoir le sentiment que les gens y vivent heureux en dépit d’un niveau de confort matériel parfois très précaire. Les enquêtes font cependant apparaître que l’évaluation faite par les habitant-es de leur vie est généralement plus basse qu’elles et ils ne l’auraient imaginé. Le bonheur ne se détermine pas de l’extérieur…

La notion de bonheur brut utilisée en économie est-elle valable de ce point de vue, car elle suppose de pouvoir mesurer le bonheur de manière objective?
Le Bhoutan, qui a introduit cet indice de «bonheur national brut», utilise effectivement un grand nombre de critères objectifs comme la notion de préservation de l’identité ethnique et des ressources naturelles. On a donc plutôt affaire à une mesure de qualité de vie. On assiste cependant de plus en plus à un déplacement de focale vers des notions plus subjectives. Depuis 2009, l’OCDE intègre la satisfaction à l’égard de sa vie parmi les dix critères qui définissent son «Better Life Index». On admet de plus en plus que si les gens se disent heureux, c’est qu’ils le sont vraiment.

 

"Les récits collectifs ont une influence sur l'épanouissement individuel"

 

Dans votre dernier livre, vous partez de l’hypothèse qu’il existe des caractéristiques culturelles qui prédisposent plus ou moins au bonheur. Pouvez-vous expliquer pourquoi?
Les valeurs et les récits collectifs ont une influence sur les relations interpersonnelles au quotidien et sur les institutions. Ils facilitent ou freinent l’assouvissement de besoins physiologiques et sociaux et, par conséquent, l’épanouissement individuel. On peut ainsi observer des différences par pays à travers des mesures objectives. Cela dit, on peut difficilement réduire de façon systématique ces éléments culturels à un pays, qui est souvent constitué d’une myriade de cultures, avec diverses sous-couches qui s’interpénètrent et forment une dynamique.

On ne peut donc pas distinguer une culture qui faciliterait le bonheur et une autre qui le freinerait?
Les études permettent quand même d’identifier deux ensembles culturels particulièrement favorables au bonheur, dans des typologies assez différentes. Il s’agit, d’une part, du monde scandinave et, d’autre part, du monde latino-américain. En Amérique latine, on est plutôt sur des affects positifs très élevés. On n’y trouvera pas les taux de satisfaction à l’égard de sa vie les plus élevés. Les habitant-es estiment que leur existence est largement améliorable. Néanmoins, en termes de plaisir de vivre, d’affect, de joie, c’est une région du monde qui présente des traits positifs forts. Certains déterminants ont été mis en évidence par les enquêtes: la famille, la religion, etc. L’autre sphère favorable au bonheur, la Scandinavie, se situe sur une toute autre galaxie. Cette région nordique a un bonheur cognitif très élevé, avec des points d’appui qui n’ont rien à voir avec ceux de l’Amérique latine. Le bonheur y est avant tout perçu comme le résultat d’un parcours individuel, atteint notamment à travers la réalisation professionnelle.

Qu’en est-il des cultures où l’on est moins heureux-euse?
On peut identifier certains pays où les gens se disent moins heureux que ce à quoi l’on pourrait s’attendre au regard des conditions de vie objectives. On trouve dans ce groupe la France, l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Est.

Vous faites la distinction entre liens forts, typiquement les liens familiaux entre ami-es et avec l’autorité, et les liens faibles, à savoir les contacts plus sporadiques qui émaillent notre quotidien, comme les liens de voisinage. Où se situent les Français-es dans ce paradigme?
Elles et Ils sont très attaché-es aux liens forts mais très méfiant-es quand il s’agit des liens faibles. On se méfie de l’étranger. Le phénomène est inversé aux États-Unis où, en caricaturant, on fait pratiquement autant confiance au vendeur de hot-dogs qu’à sa propre mère. Le peu de confiance des Français envers les personnes hors du cadre familier conditionne pas mal de choses. Les liens faibles sont souvent des vecteurs d’opportunités, qu’elles soient professionnelles ou associatives, et le niveau de défiance observé en France entraîne certainement un manque à gagner en matière de bonheur.

Comment expliquez-vous ce type de caractéristiques culturelles?
On peut invoquer des raisons historiques. Durant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu de nombreuses dénonciations entre résistant-es et collaborateurs-trices en France. Cela a fortement marqué les esprits et contribué à alimenter un climat social de défiance. Mais on peut remonter plus en arrière dans le temps et faire une étude socio-historique. Dans mon livre précédent, j’ai abordé le lien existant entre le type d’économie et l’organisation sociale, à travers une comparaison entre le nord et le sud de l’Europe. Dans le nord, on a plutôt affaire à de petites communautés, des sociétés marchandes et maritimes rassemblant au maximum quelques centaines d’individus. Le sud est davantage dominé par des sociétés agraires, des communautés élargies, avec des liens verticaux hiérarchiques beaucoup plus forts.

 

"L’argent fait un peu le bonheur. Mais, inversement, le bonheur fait aussi l’argent"

 

Il existe d'après vous deux approches du bonheur. Selon l’une, il est conçu comme un gâteau fini à se partager et il s’agit d’être suffisamment habile pour se tailler la meilleure part. Selon la deuxième, le bonheur est susceptible de croître et d’être partagé. Vous dites que la première conception prédomine en France. Est-ce que cela veut dire qu’être heureux en France, c’est se trouver du bon côté de la barrière, suivre les bonnes écoles et être suffisamment rusé-e pour tirer la couverture à soi?
Ces deux conceptions du bonheur sont surtout intéressantes du point de vue de l’individu. Lorsque celui-ci se situe dans la première, il est perdant en termes de bonheur, même s’il est du bon côté de la barrière, parce que cela le place dans une situation peu propice à l’épanouissement. Les études montrent ainsi que l’attachement au statut, à la possession ou au pouvoir, toutes les choses qui sont en quantités finies, constituent un frein au bonheur. Lorsque la seconde conception prédomine, les gens se disent plus volontiers heureux, certainement parce que la valorisation des rapports horizontaux les incite davantage à s’investir socialement, à construire du lien.

Peut-on différencier le bonheur immédiat, le plaisir, du bonheur durable, celui qui nous intéresse?
Nous allons sortir une étude qui montre qu’il existe tout de même un lien positif, parmi les seniors, entre certaines valeurs matérialistes, celle associée à la voiture notamment, et le bien-être subjectif. Il semblerait que ce ne soit pas le cas pour les générations plus jeunes. Les enquêtes montrent néanmoins un lien entre le patrimoine, le niveau d’éducation et le degré de satisfaction à l’égard de sa vie. L’argent fait quand même un peu le bonheur. Mais, inversement, le bonheur fait aussi l’argent. Des études longitudinales ont ainsi permis d’observer des adolescent-es et leur niveau de bonheur, et, en contrôlant un certain nombre de caractéristiques comme le niveau d’éducation, on a pu observer que les adolescentes et adolescents plus heureux gagnaient davantage que leurs camarades moins heureux, une fois adultes.

Est-ce que le fait de dire qu’on est heureux est plutôt «in» ou «out»?
Cela dépend des milieux dans lesquels vous évoluez. Si vous déclarez que vous êtes malheureux-se aux États-Unis, ce sera très pénalisant, vu qu’on y considère que l’individu, et lui seul, est responsable de son bonheur. Par contre, dans certains milieux intellectuels, il peut être mal vu de se dire heureux. Cela équivaut à sous-entendre qu'on est un peu idiot-e, qu'on ignore à quel point on est conditionné-e. Ce type de réactions est très courant en France.

La Suisse romande est-elle marquée par l’influence française?
Si je croise mes impressions et les enquêtes, certains éléments sont effectivement très proches. L’indice de verticalité dans l’organisation sociale est assez élevé en Suisse romande, de même que le besoin d’autonomie et l’hédonisme, encore plus élevé qu’en France. Pour ce qui est de mon ressenti, il me semble qu’il existe des divergences quant à la valorisation des liens faibles, plus élevée en Suisse romande que dans la plupart des régions françaises. On constate également un niveau de matérialisme assez important qui pénalise à mon avis le bonheur suisse.

Est-ce que l’âge d’un individu influence aussi sa propension au bonheur?
Oui, il existe un lien assez connu. Il s’agit d’une courbe descendante allant de 18 à 45-50 ans, qui remonte ensuite à partir de 55-65 ans. Mais il faut attendre plus de 70 ans pour retrouver un niveau de bonheur égal à celui de ses 18 ans.

 

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Gaël Brulé
Petites Mythologie du bonheur français
Dunod éd. 2020
306 p.

 

 

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